Petit guide d'expression à l'usage des « Communiquants », en souvenir de Marcel Schwob
Vous êtes journaliste, animateur d'émission audiovisuelle, représentant d'une institution politique,
chargé de la communication d'une entreprise, porte-parole d' une organisation soucieuse d'audience
ou d'influence, voici quelques conseils tirés du charabia quotidien de vos pairs:
Dites que l'événement dont vous souhaitez valoriser l'ampleur est la catastrophe climatique, la crise
financière, la vente aux enchères, la performance sportive du siècle, même si la première décenniede celui qui est en cours n'est pas achevée. Autrement dit, pour capter l'attention, impressionner vos
auditeurs, majorer le poids de vos paroles, faites exactement comme si vous aviez lu dans une boule
de cristal que les quatre-vingt-onze années à venir ne nous réservent que des événements mineurs
au regard de celui que vous commentez. Lorsque vous observerez que de trop nombreux
concurrents emploient comme vous cette référence séculaire, n 'hésitez pas à franchir une étape
supplémentaire: soyez le premier à annoncer les événements du millénaire.N' hésitez pas à utiliser des mots que vous comprenez mal et soyez convaincu que le public, qui ne
saurait égaler vos compétences, les comprendra moins bien encore : il sera non seulement surpris
mais enclin à vous témoigner déférence et révérence. Ainsi ne vous laissez plus aller à parler
modestement de l' « objet » ou du « thème » du débat, ou bien encore de l' « aspect » envisagé ou de
l' « angle de vue » adopté. Dites dans tous les cas « problématique » même si vous n'avez jamais luun paragraphe d'épistémologie et ignorez tout de ce qu'est une « chaîne conceptuelle ». Ne dites
plus avec précision « poser », « situer » ou « placer », selon que l'un ou l'autre de ces verbes est
requis: dites systématiquement « positionner » qui introduit un soupçon de culture anglo-saxonne,une once de hauteur de vue manageriale et un délicat parfum de modernité. Employez à l' occasion,
fût-ce à contre-sens, éponyme au lieu d' homonyme. Et chaque fois que quelque chose est curieux,étrange, bizarre, insolite, paradoxal, fût-ce un discours ou une initiative ubuesque d'un dictateur ou
d'un intégriste, dites: surréaliste.
Suggérez que tout en vous tenant constamment à l'avant-garde, vous conservez la précieuse
mémoire des humanités; il suffit de glisser de ci de là un terme à consonance grecque ou latine,
opus à la place d' album musical par exemple.Pour compenser l'énergie et le temps investis dans la collecte de vocabulaire permettant de parader,
d'intimider ou de surprendre, économisez l' effort de choisir correctement des mots aussi subalternes
que les prépositions. Remplacez les toutes par « sur »: désormais vous habiterez non pas « à » mais« sur » Paris; vous vous dirigerez non « vers » mais « sur » Marseille; vous investirez non
« dans » mais « sur » la recherche; vous ferez telle chose non « pendant » mais « sur » telle période.
Vous pouvez aussi procéder à la même économie de précision et d'arbitrage lorsque vous évoquez
la création d' oeuvres culturelles, choses dérisoires auprès des vraies valeurs que sont la richesse et
le pouvoir. Ne dites plus qu'un livre, un album de gospels, un ballet a été, selon le cas, créé, publié
réédité ou diffusé – dites qu'il est « sorti », ce sera lui faire assez honneur. J'oubliais, s'il s'agit d'unlivre, autrement dit du moins spectaculaire, donc du plus misérable des produits culturels, ne dites
pas « livre » ou « ouvrage » ou « essai » ou « recueil »: dites avec une pointe de condescendance
« bouquin » même s'il s'agit d'un chef d'oeuvre. Suivez en cela l' illustre exemple de Jean-FrançoisCopé, expert en communication s'il en est , qui, lors du récent débat sur la procédure de nomination
des dirigeants de chaîne publique, s'étonna à la tribune de l' Assemblée nationale qu'on puisse
encore se référer à un « bouquin » comme L' Esprit des Lois.
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