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Billet de blog 8 août 2009

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Putains de chiffres (I)

Les données statistiques sont essentielles à la connaissance objective : elles sont ce qui peut contraindre celui qui parle à éviter le n'importe quoi, permettre de distinguer une observation singulière d'une tendance générale, rendre possible des comparaisons raisonnables. Mais elles sont couramment manipulées comme des outils de persuasion et des armes de propagande

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Les données statistiques sont essentielles à la connaissance objective : elles sont ce qui peut contraindre celui qui parle à éviter le n'importe quoi, permettre de distinguer une observation singulière d'une tendance générale, rendre possible des comparaisons raisonnables. Mais elles sont couramment manipulées comme des outils de persuasion et des armes de propagande par les acteurs politiques, assez souvent citées de façon peu rigoureuse, voire fautive, par les journalistes et parfois même utilisées de façon abusive par des scientifiques plus soucieux d'accréditer leurs thèses que d'en tester la validité.

Il s'agit dans ce premier billet d'examiner des cas extrêmes de communication politique indifférente aux informations effectivement apportées par les sources statistiques.

Cas 1

Le 6 Mai 2005, la représentante habituelle de Lutte Ouvrière aux élections présidentielles signe un éditorial où on peut lire ceci:

« Le constat est que le pouvoir d'achat des salaires ouvriers n'a cessé de reculer tout au long des années 80, puis de nouveau au cours des trois dernières années, pour retomber au niveau de 1950. Étant donné l'importance du chômage, cela signifie que le pouvoir d'achat d'une famille ouvrière qui compte un chômeur est même inférieur à celui de 1950 »

Il va de soi qu'une consultation des données de l'INSEE permet de se rendre compte aisément que la « tendance » annoncée est imaginaire et même totalement contradictoire avec les variations observées.

Au début des années 50, moins d'un ménage ouvrier sur dix possédait une automobile, aussi modeste et médiocrement équipée fût-elle (démarrage à manivelle, crevaison et bris de pare-brise fréquents, parfois absence de clignotant contraignant à passer le bras par la vitre pour signaler un virage). Dix ans après (enquête INSEE de 1960), moins d'un sixième des manoeuvres ou OS et à peine plus du quart des ouvriers qualifiés et contremaîtres disposaient d'un réfrigérateur; seulement 11% des premiers et 17% des seconds possédaient un récepteur de télévision.

Aujourd'hui (données INSEE 2007) près de 90% des ménages ouvriers possèdent au moins une voiture, et parmi eux la moitié environ en possèdent deux, voire plus. Le taux de possession d'un réfrigérateur par les ménages ouvriers (industriels ou agricoles) est, comme celui d'au moins un poste de télévision, proche de 100% (99,7 exactement).

L'évolution du pouvoir d'achat déclarée en l'occurrence par Arlette Laguiller n'a donc rien à voir avec l'analyse d'observations recueillies aux deux périodes comparées. Il s'agit peut-être de la projection sur la réalité d'une variante du mythe de la paupérisation inévitable de la classe ouvrière, mythe entretenu par les plus obtus des idéologues marxistes à travers des contorsions démonstratives de plus en plus invraisemblables. Il s'agit en tout cas d'un déni de réalité dont j'ignore s'il se fonde sur une malhonnêteté intellectuelle délibérée, la conviction cynique que les révolutionnaires ont tous les droits, y compris celui de la propagande la plus mensongère, pour entraîner les masses vers la lutte finale, ou bien s'il se fonde sur la conjonction de croyances, de préjugés, d'auto-persuasion et d'une incompétence. Peu avant cette déclaration, des experts avaient en effet publié, en utilisant des formulations un peu imprudentes, une étude montrant la dégradation relative du pouvoir d'achat ouvrier par rapport à celui d'autres catégories (y compris, autant que je m'en souvienne, par rapport aux retraités dont on sait que la situation, souvent très précaire dans les années 50, s'est améliorée ensuite plus fortement que celle de la plupart des actifs).

Où l'on voit que s'il est vrai qu'on peut « faire dire » au chiffres ce qu'ils ne disent pas, on peut plus aisément encore se passer totalement de chiffres pour dire n'importe quoi.

Cas 2

Les publications du Front National n'ignorent pas les statistiques mais atteignent des sommets dans le mensonge par omission. Le FN n'est bien entendu pas seul à ne propager que les chiffres conformes à sa grille idéologique mais il ne se donne aucune limite dans le bidouillage consistant à grossir telle information et à occulter telle autre. Il considère apparemment que les recueils de données statistiques sont non pas des outils d'analyse mais un réservoir où l'on peut piocher à sa guise des informations convertibles en « chiffres-chocs » comme il y a des images choc.

Le tract « L'immigration ruine le France », téléchargeable sur le site officiel du Parti recense par exemple des montants des programmes « intégration et accès à la nationalité française », « immigration et asile », les allocations versées au titre du regroupement familial, l'aide médicale d' Etat, etc., mais, à supposer que les chiffres fournis soient convenables, ils n' indiquent bien sûr à aucun moment que les étrangers ruinent la France parce qu'aucune information n'est apportée sur l'autre côté de la balance, les contributions qu'ils apportent à l'industrie, à l'agriculture aux services, les cotisations qu'ils versent, les économies permises par l'accueil de personnes déjà en âge de travailler, etc. Avec une telle comptabilité « hémiplégique », il va de soi que tous les groupes sociaux ruinent la France puisque tous bénéificient à un titre ou à un autre d'aides en argent et en nature de la collectivité.

Cependant quand les étrangers ne sont pas exclusivement réduits à des coûts, ils sont identifiés à des menaces. Dans la propagande relative à l'insécurité, le FN juxtapose par exemple le pourcentage élevé d'étrangers en Seine-St Denis et le nombre élevé de vols avec violence dans ce département, et présente cette coïncidence comme s'il allait de soi que le premier fait observé était la cause du second. Or le département concerné ne comporte pas seulement une proportion élevée d'étrangers; il accueille aussi, par exemple, un taux élevé de ménages à faibles revenus. Et les étrangers eux-mêmes ne sont pas seulement ni surtout, du point de vue des facteurs plausibles de délinquance, des étrangers: ils comptent une forte proportion de jeunes célibataires masculins faiblement scolarisés et sans ressources salariales régulières, autrement dit ils ont assez fréquemment un profil qui, quelle que soit la nationalité, française ou étrangère, est moins rarement associé au passage à la délinquance violente que celui par exemple des anciens collégiens de Neuilly ou de Passy préparant des études pour devenir politiciens, traders ou avocats d'affaires. (Ces derniers ont en revanche un risque plus élevé de pratiquer un jour une forme de déviance beaucoup plus discrète et beaucoup moins réprimée, les malversations « en col blanc » étudiées notamment aux Etats-Unis par Sutherland et en France par Pierre Lascoumes).

Cependant, au-delà des cas extrêmes de mauvaise foi ou d'incompétence, il n'est pas rare que la publication de certains chiffres favorise la confusion, et cela est déjà arrivé sur le site Mediapart, y compris, accidentellement, dans des articles par ailleurs très intéressants. Ce type de confusion fera l'objet d'un prochain billet.

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