J'ai procédé à quelques allègements du texte initial pour l'adapter au mode billet de blog mais conservé, après le rappel bref mais précis des événements, l'analyse faite à chaud. J'y indiquais pour l'essentiel que la fable qui avait été servie était très peu vraisemblable et je continue à le croire . Autrement dit, l'horreur du crime commis ensuite par Youssouf Fofana et ses complices ne me paraît pas confirmer l'idée que la légende du RER était - comme l'ont répété à l'envi les journalistes fautifs – tout à fait « crédible » (pour mémoire on a même pu lire dans un n° du Monde paru après l'aveu de l'affabulation que « prétendre avoir été victime d’une agression sauvage, nazie, commise par des Arabes et des Noirs » garantissait la crédibilité!). Et , bien sûr, elle ne saurait légitimer a posteriori la stigmatisation officielle et consensuelle des jeunes beurs et blacks de banlieue au nom d'un crime imaginaire.
Le samedi 10 Juillet 2004, à 19 h 42, l’AFP publie une première dépêche signalant, d’après des sources policières, une agression antisémite, commise la veille, se distinguant des violences habituelles contre des représentants de la communauté juive. A 23h24, après les interventions du ministre de l’intérieur et du président de la république, l’agence communique le récit suivant : « Six hommes ont violemment agressé, vendredi matin dans le RER D…une jeune femme de 23 ans qu’ils croyaient juive ( …). Les six agresseurs, d’origine maghrébine et armés de couteaux, ont coupé les cheveux de la jeune femme accompagnée de son bébé de 13 mois, puis ont lacéré son tee-shirt et son pantalon, avant de dessiner au feutre trois croix gammées sur son ventre. (…) Les six jeunes hommes avaient commencé par bousculer la jeune mère, puis lui avaient dérobé son sac à dos qui contenait ses papiers d’identité. C’est en voyant une adresse dans le 16ème arrondissement de Paris qu’ils auraient déduit qu’elle était juive. Dans le 16ème, il n’y a que des juifs, aurait lâché un des six hommes, avant que le groupe ne commence à agresser la jeune femme. Les agresseurs avaient ensuite pris la fuite en renversant la poussette, faisant tomber le bébé à terre, et en emportant le sac de la victime (…). Le président Chirac a exprimé son effroi (…) Le ministre de l’intérieur a condamné avec la plus grande fermeté cette agression ignoble (…) ».
Dimanche, alors que l’information est largement diffusée par les médias, plusieurs ministres et anciens ministres, des responsables politiques majeurs de la majorité et de l’opposition, ainsi que de nombreux leaders associatifs, condamnent « le pas supplémentaire franchi dans l’ignominie antisémite », « l’agression insoutenable », l’acte « odieux », « intolérable », « écœurant d’inhumanité », « sauvage », « barbare », « qui suscite l’horreur », etc. Toute la classe politique – des trotskistes au Front National - est représentée à des rassemblements de protestation. La Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme emploie la formule : « nazis de banlieue ». Plusieurs personnalités expriment par ailleurs leur indignation, voire leur « épouvante », devant la passivité des témoins de la scène, et un élu francilien déclare que « des individus bien installés dans la rame, qui ont laissé se perpétrer l’odieuse attaque sans réagir, ne méritent pas le titre de citoyens ».
L’emphase indignée et peu ou prou diffamatoire de la presse écrite des 11 et 12 Juillet, s’est ainsi inscrite dans un contexte où la plupart des grandes figures « autorisées » se sont exprimées, et où tous les orateurs, sans exception, ont accrédité précipitamment, et avec véhémence, un accusation qui demandait manifestement une vérification sérieuse. En effet, elle reposait exclusivement sur le témoignage d’une unique plaignante, dont la crédibilité n’était absolument pas attestée ; prenait la forme d’un récit condensant, à la façon d’un conte fantastique, plusieurs grandes figures de violence et d’angoisse, à très forte charge affective et symbolique ; donnait de jeunes banlieusards issus de l’immigration l’image d’agresseurs monstrueux, absolument irrespectueux non seulement des règles de civilité de voisinage et de cohabitation tolérante entre communautés, mais de toute loi élémentaire de vie sociale ; impliquait qu’une succession de violences de plus en plus atroces puisse se dérouler, devant plusieurs témoins, sans qu’aucun ne réagisse (ne serait-ce, à défaut de prendre le risque de porter secours, qu’en communiquant discrètement un quelconque signal d’alerte) ; réunissait les traits constitutifs de plusieurs fameuses affabulations judiciaires des années 1990 et 2000et faisait suite à quelques plaintes pour agression antisémite qui s’étaient révélées fantaisistes (au point que le magazine Marianne ait jugé utile, le mois précédent, de souligner que la lutte contre l'antisémitisme risquait d'être affaiblie par ceux qui criaient « Au loup! » à tort et à travers).
On tiendra ici l’affaire pour une expérimentation « naturelle » (un test du pouvoir symbolique dans la société française), en prenant initialement comme fil conducteur la façon elle a été traitée par le journal Libération, étant entendu que sa ligne rédactionnelle a été convergente avec celle des autres grands journaux nationaux. Pour mémoire Le Journal du Dimanche a annoncé à la une « Une effroyable agression antisémite » et, en page 2, rapporté les « faits », sous le titre : « Ignoble agression dans le RER » ; Le Figaro a titré « Le train de la haine » et « Il faut punir plus » ; Le Monde – qui conviendra pourtant avoir été invité à la prudence par un haut fonctionnaire – a annoncé à la une l’« Indignation après une agression antisémite », et publié un dossier complété par une chronique intitulée : « Méthode de nazis ».
Lundi 12 Juillet 2004
Les deux tiers de la « une » de Libération sont consacrés à l’agression rapportée par la police judiciaire et l’AFP, avec ce titre, accompagné d’une photographie de graffiti antisémite datant de novembre 2003 : « Antisémitisme Une histoire française L’indignation est unanime après l’agression par une bande, vendredi dans le RER près de Paris, d’une jeune femme et de son bébé de 13 mois devant des témoins passifs ».
La page 2, illustrée par une grande photo montrant, le 7 mai 2004, des tombes de soldats juifs profanées (recouvertes de croix gammées), est consacrée à la relation des « faits » (réduits pour l’essentiel au témoignage de la plaignante rapporté par la police), avec ce grand titre « Violentée devant des témoins passifs » et ce sous-titre : « Une jeune femme de 23 ans, accompagnée de son bébé de 13 mois, a été agressée vendredi dans le RER du nord de Paris, par six banlieusards qui la croyaient juive ».
La page 3 est partagée entre
la suite de cette relation des « faits », avec détails réalistes : « Ses agresseurs…déchirent son tee-shirt et ses vêtements en lambeaux, la griffentde la pointe des poignards sur le cou, les mains, le corps, … taguent sur son ventre, sous les seins et jusqu’au pubis, trois croix gammées, …attrapent ses longs cheveux noirs et taillent dedans avec des couteaux …Les six Noirs et Beurs infligent un coup de pied à la jeune Blanche… Ils balancent la poussette sur le quai et le bébé roule sur trois mètres « ;
un recueil de déclarations de personnalités stigmatisant « l’acte odieux », « la barbarie », « l’ignoble agression », « l’ignominie »,
un article dit d’analyse, titré : « Une escalade préoccupante. Les propos antisémites se multiplient, les passages à l’acte se banalisent » et rapportant sans la moindre précaution ou réserve les dénonciations de « ce degré supplémentaire franchi dans la sauvagerie » et du mode opératoire qui « rappelle les modes opératoires nazis »,
enfin un éditorial commençant par « Un fait divers monstrueux parce qu’il confirme la gangrène qui se répand dans la société française », évoquant les « pires heures de l’histoire », déclarant « voilà qui devrait finir de dessiller les yeux sur la réalité des manifestations antisémites dans la France d’aujourd’hui », mettant en cause « une large partie de l’opinion qui ignore ou fait semblant d’ignorer ces évidences », affirmant le caractère encore plus « accablant » du fait « qu’aucun témoin ne se soit manifesté après », et y voyant le signe d’une « l’indifférence » que « rien n’excuse » et « qui ramène là encore aux heures sans gloire d’un pays qui a laissé rafler les juifs ».
Les seules formulations susceptibles de laisser supposer l’existence d’une incertitude sont des citations de sources extérieures d’information : enquêteurs de la police judiciaire assurant ne disposer que de l’unique témoignage de la jeune femme, source non précisée (mais identifiable à ces enquêteurs de police) qualifiant le témoignage de la plaignante de « terrible et surprenant », « atroce mais plausible », et responsable de la SNCF traduisant son étonnement qu’ « aucun autre témoin ne s’est signalé ». Mais aucun des quatre journalistes signataires d’une contribution sur le sujet n’exprime en son propre nom la moindre doute sur l’authenticité des accusations portées.
On peut bien sûr comprendre que, devant la fréquence croissante des menaces, provocations et agressions antisémites, des porte-parole de la communauté juive aient pu immédiatement croire à la réalité de l’agression dénoncée; comprendre encore que certains de ces porte-parole aient pu s’attacher à accréditer l’idée que le récit de la plaignante, Marie L., était, sinon vrai, du moins très vraisemblable (assimilable mutatis mutandis à des faits courants) et à convertir l’affaire en signe paradoxal du degré atteint par l’antisémitisme réel. Il reste que la fausse histoire du RER était une vraie affabulation, avec des victimes réelles du racisme, méritant dans cette circonstance précise au moins autant de compassion que les victimes plausibles : les groupes stigmatisés (et d’autant plus stigmatisés que le récit de Marie L. était tenu pour la vérité, objective ou sémiotique) par la désignation des agresseurs comme « maghrébins », « africains », « racaille de banlieue ». Et il reste également nécessaire de se demander pourquoi la crédibilité de la plainte a été aussi aisément octroyée par bien d’autres instances, en particulier par les plus hautes autorités politiques françaises, ainsi que par des représentants de la plupart des institutions majeures et par presque tous les éditorialistes de la presse écrite et audiovisuelle.
Le doute était en effet fondé, dès le départ, au moins pour deux raisons.
La première tient, trivialement, aux degrés de cohérence des faits rapportés et de crédibilité de la plaignante. Avant même d’avoir procédé à une investigation sur les lieux, interrogé des agents de la SNCF, visionné les bandes vidéo, recueilli un témoignage parental, les enquêteurs (et donc leurs supérieurs hiérarchiques, professionnels et politiques) pouvaient au moins savoir que les croix gammées sur le ventre de la victime étaient dessinées à l’envers, que les conditions de temps et de lieu de l’agression décrite impliquaient qu’elle s’était poursuivie en cours d’arrêt à plusieurs stations (en période de relative affluence), que la plaignante n’était pas joignable à l’aide des coordonnées qu’elle avait communiquées, qu’elle était en mémoire sur les fichiers informatiques pour avoir déposé plusieurs plaintes demeurées sans suite (lors de la dernière, après s’être déclarée victime d’un viol sur un parking par une bande de jeunes noirs, elle n’avait pas répondu aux convocations de la police). En somme l’affabulation était en définitive au moins aussi plausible que la véracité de l’agression.
La seconde, n’exigeant aucun accès réservé à une source d’information particulière, est que les agresseurs présumés – jeunes banlieusards apparemment originaires du Maghreb ou d’Afrique noire -étaient accusés de comportements effroyables, assimilés à des monstres suintant l’horreur, dénoncés pour avoir brisé simultanémentnon pas un maistous les tabous, jusqu’à violer l’interdit d’agresser un enfant encore au berceau. Car ce qui a été si précipitamment et si étrangement jugé au moins « plausible », souvent très « vraisemblable », parfois tenu pour éminemment « crédible », voire relevant selon une formule du Parisien d’une « quasi-certitude », c’est bien cela : l’attribution à ce groupe (à des individus explicitement désignés par des caractéristiques de ce groupe) d’une violence « inhumaine », concentrant au même endroit et au même moment toutes les peurs et toutes les infamies, la haine antisémite des nazis hier superposée au ressentiment anti-juif et anti-occidental de certains groupes islamistes aujourd’hui, la loi de la jungle imposée dans certains espaces publics par des bandes issues de l’immigration, l’humiliation sexuelle d’une jeune femme par une coalition masculine, la brutalité d’adultes à l’égard de la petite enfance - l’atteinte au symbole par excellence de l’innocence sans défense (atteinte exprimée de surcroît dans une imagerie évoquant une des plus fameuses mises en scène cinématographiques de l'innocence victime d’une force impitoyable – celle de la poussette dévalant les escaliers dans Le cuirassé Potemkine).
La « vraisemblance » ne saurait donc excuser ou expliquer quoi que ce soit : à y regarder d’un peu près, c’est un scénario très peu vraisemblable qui a été – invraisemblablement ! – tenu peu ou prou pour une histoire réelle. Le « peu ou prou » a ici son importance. En effet le degré de vraisemblance supputée n’est pas indifférent à la façon dont on peut apprécier les prises de position publiques, et notamment les plus solennelles et les plus décisives : les interventions inaugurales du ministre de l’intérieur et du président de la république.
De deux choses l’une :
ou bien ces derniers ont tenu initialement la plainte pour simplement « plausible », éventuellement fondée mais peut-être fantaisiste, aussi susceptible d’être confirmée que contredite dans les jours, voire les heures, qui allaient suivre, et on peut au moins s’inquiéter des motifs qui les ont conduits à accréditer immédiatement l’agression, à déclencher la concurrence des communiqués de protestation et la surenchère dans l’ indignation éditoriale, à exacerber précipitamment les passions dans un pays où les communautés arabo-musulmane et juive sont particulièrement nombreuses, où des fractions importantes de ces communautés tendent à s’identifier à des camps opposés dans un des conflits mondiaux les plus emblématiques et les plus inextricables, où chacune porte de surcroît la cicatrice de périodes où la république française les a traitées au mépris de ses valeurs fondatrices;
ou bien le ministre de l’intérieur et le président de la république ont tenu l’agression décrite - avec sa mise en scène infâme, ses motifs sordides, sa dissymétrie maximale des forces entre bourreaux et victimes, et son type désigné de coupables – pour une quasi-certitude, et on peut au moins s’inquiéter de la capacité de nos plus hauts dirigeants à gérer les renseignements de police judiciaire, et surtout de l'image qu’ils se font d’une strate de la population, de leur incapacité à opérer une distinction entre, d’une part, des figurants réalistes de l’incivilité urbaine, de l’infra-économie délictueuse et du défi intercommunautaire et des figures canoniques de l’inhumanité ou de l'antihumanité, des représentants manifestes de la monstruosité.
Enfin, au-delà des cas particuliers d’un ministre et d’un chef d’Etat, on saura désormais que les élites françaises - ou du moins celles et ceux qui en occupent la place, en recueillent les prestiges, en exercent les pouvoirs - peuvent manifester autant de gravité dans la proclamation magistrale de ce que les faits « démontrent » ou « exigent », que de légèreté dans la vérification préalable que ces faits ont bien existé. Les « effroyables » jeunes des cités ont traditionnellement un mot pour cela : bouffons.