Résumé: le rôle propre d'un intellectuel est de mettre au service de la société les « ailes » qu'il a le privilège d'avoir pu acquérir, mais il ne peut convenablement le faire qu' à condition d'être conscient qu'il n'y a pas que lui et les siens à être ailés; de ne pas surestimer les capacités de ses ailes particulières; de ne perdre de vue ni ses racines, ni celles d'autrui..
Je propose de partir d'un proverbe yiddish qui dit qu'on ne peut donner que deux choses à ses enfants, des racines et des ailes, plus précisément de cette double métaphore pour apporter des éléments d'éclairage sur la question des intellectuels. Cela ne me paraît pas inutile, en particulier sur le site Médiapart où il me semble relever assez souvent une attitude ambivalente à l'égard des intellectuels, une connotation tantôt positive, tantôt négative de termes comme « intellectuel (ou son diminutif: intello) », scientifique », ou encore de qualifications disciplinaires comme... « sociologue ».
Les « ailes » sont bien sûr ce qui permet d'aller voir au-delà de l'horizon commun, de ne pas être chevillé aux préjugés de sa tribu, de se représenter le monde où l'on est né non comme « Le » monde mais comme un monde possible, parfois même (au prix le plus souvent d'une initiation spécifique) de le comparer non seulement aux mondes d'à côté mais aussi aux mondes reconstitués d'hier et même à des mondes imaginés, des mondes qui n'ont encore jamais existé mais sont plausibles, des mondes construits en idée comme des avenirs possibles. Les ailes sont ce qui peut permettre de se représenter de façon inédite les amours homosexuelles comme aussi humaines et aussi naturelles que celles prescrites par la tradition. Ce qui permet à un moment d'échanger non plus un objet contre un objet mais un objet contre un symbole monétaire ou un objet contre une valeur future. Ce qui permet de voir des demoiselles d'Avignon ou d'ailleurs avec des combinaisons inouïes de lignes, volumes et couleurs. Ce qui permet de se projeter raisonnablement dans plusieurs décennies selon divers scénarios économiques ou écologiques. Ce qui permet de regarder le monde non seulement à travers les « yeux » du milieu où l'on est né ou à travers les « lunettes » du milieu où l'on évolue mais, aussi, fût-ce de façon approximative, avec les yeux d'autres classes ou d'autres peuples. Ce qui permet à Galilée d'observer les ombres lunaires en supposant, de façon scandaleuse, presque inimaginable au regard des croyances et valeurs de son temps, que la Terre, fût-elle Création de Dieu, peut n'être ni au centre de l'univers, ni d'une nature essentiellement différente des autres planètes.
A partir de là, on peut dire très grossièrement que l' intellectuel est tendanciellement bien ailé, qu'il peut apparaître même comme l'homo alatus par excellence, qu'il possède en principe à la fois une aile spécifique (une aile qui s'est particulièrement développée grâce à l'apprentissage d'une discipline et qui s'entretient par un labeur spécifique), et une aile plus générale, que l'on peut dire, pour aller vite, universaliste ou humaniste.
La première lui donne une compétence d'expertise dans un domaine donné, expertise qui peut être plus ou moins accessible aux profanes à travers des lectures, des initiations auto-didactiques ou guidées par des maîtres mais qui dans tous les cas demande une formation: pour concevoir des relations entre l'espace et le temps qui défient l'observation commune, il faut acquérir au moins des notions de physique, et ce qui est vrai pour cette discipline l'est aussi mutatis mutandis pour les autres, y compris les sciences dites humaines. Ceci dit, on y reviendra dans la seconde partie, cette expertise dans un domaine ne donne aucun supplément d'autorité légitime dans les autres: maîtriser l'interprétation d' Husserl ne rend pas spécialiste du goulag, innover dans l'histoire des institutions asilaires ne donne aucune compétence pour comprendre la politique iranienne et devenir maître dans l'analyse des luttes de distinction ne garantit aucune clairvoyance particulière sur la délimitation du service public ou sur l'opportunité de la loi dite des 35 heures. A fortiori, le fait d'être accrédité par les médias comme La Philosophie incarnée, d'exhiber un élégant brushing et un look de dandy romantique, n'octroie pas une habilitation exceptionnelle à disserter de tous les thèmes d'actualité majeure, de la gauche française, de l'Algérie, des Balkans, des Etats-Unis, du Moyen-Orient (j'en oublie...).
La seconde aile renvoie à ce que l'initiation à une discipline intellectuelle ne garantit pas mais du moins favorise la capacité à relativiser les préjugés de sa propre « tribu ». Cela semble particulièrement aller de soi dans des domaines comme l'ethnologie ou l'histoire, qui offrent des clés d'accès à d'autres cultures, d'autres systèmes de valeurs, mais c'est vrai de toute discipline académique en tant qu'elle initie au doute critique, invite sous une forme ou sous une autre à se confronter à l'hypothétique ou au plausible, introduit à des débats entre grilles théoriques concurrentes ou permet de parcourir en profondeur divers « mondes » imaginaires, implique l'assimilation d'un patrimoine transmis par les maîtres d'hier et un dialogue dépassant les frontières nationales avec les autres spécialistes, dialogue qui n'est rendu possible que par l'intériorisation de principes et de règles à référence ou à visée universelle. Il y a là un cadre de socialisation professionnelle qui permet a priori de s'émanciper plus aisément des œillères de son milieu d'origine, offre un point d'appui à l'ouverture à l'Autre, facilite la résistance aux préjugés, mais, encore une fois, il s'agit d'une condition favorable, non d'une garantie mécanique: les intellectuels, même s'ils sont plus fréquemment mobilisables que le moyenne de la population pour dénoncer une injustice ou une oppression supportée par des minorités ou des étrangers, ne deviennent pas tous « naturellement » humanistes et certains peuvent même se convertir en idéologues et/ou propagandistes d'odieux totalitarismes.
Enfin les intellectuels s'ils ont un quasi-monopole d'expertise pour ce qui concerne l'aile spécialisée, disciplinaire, n'ont pas le monopole de l'aile « humaniste » qui peut s'acquérir, elle, par d'autres voies, d'autres expériences, d'autres initiations. La traversée de communautés diverses, l'expérience d'autres milieux, l'attention portée à l'Autre, la confrontation tolérante des valeurs dans la vie commune peuvent favoriser autant et parfois plus l'émancipation à l'égard des préjugés que la participation à des cercles d'agrégés ou d'universitaires (surtout si ces agrégés ou universitaires ont passé toute leur vie et noué toutes leurs relations dans l'institution scolaire, autrement dit sont chevillés à une « tribu » pour ce qui est de la vie quotidienne). On peut avoir d'ailleurs une illustration immédiate et éclatante de ces « autres voies » sur le site de Médiapart, en rendant par exemple visite au blog de Ben Boukhtache dont le parcours est très éloigné de celui des intellectuels mais dont chacun peut aisément convenir que son « aile humaniste» est géante, exemplaire.
PS Si un pollueur jugeait bon de s'immiscer dans les commentaires de ce billet (qui sera suivi d'une seconde partie), merci de ne pas lui répondre.