La 1ère partie de ce billet explicitait la métaphore des ailes, convoquée comme symbole de la capacité à s'émanciper des préjugés de sa propre tribu et des limites du point de vue attaché à la place qu'on occupe.
Elle indiquait que les intellectuels étaient à ce titre placés dans des conditions privilégiées parce que leur métier favorisait l'adhésion aux valeurs humanistes, universalistes (1ère aile), et leur octroyait en outre une compétence spécifique, spécialisée, pour percevoir dans un domaine particulier des aspects de l'homme, de la société ou du monde peu accessibles aux visions spontanées et contredisant même parfois l'opinion commune (2ème aile).
Mais elle ajoutait que les intellectuels n'avaient pas le monopole de l'aile ou du regard humaniste, regard qui pouvait se forger par d'autres voies et notamment d'autres expériences d'échanges entre cultures et plus généralement d'ouvertures à l'Autre; et elle rappelait que non seulement les intellectuels n'en avaient pas le monopole, mais aussi qu'ils ne se l'appropriaient pas tous.
Enfin elle avait commencé à indiquer que, pour que pour ce qui relevait de la seconde « aile », celle de la compétence particulière, il s'agissait bien d'une compétence particulière, délimitée, qui n'octroyait par elle-même aucune légitimité, aucun droit, aucune autorité aux interventions réalisées hors du domaine d'expertise spécifique. C'est, dans un premier temps, ce point qui va être précisé ici.
L'apprentissage d'un métier intellectuel présuppose habituellement, comme en amont de l'appropriation d'une discipline spécifique telle que la philo ou la socio, certaines acquisitions « de base » : une culture générale convenable et des techniques telles que la hiérarchisation rapide d'informations, l'exercice de synthèse, l'art de l'argumentation, la maîtrise de la communication orale et intellectuelle. Dans certaines filières, il y a même familiarisation avec des exercices de défense raisonnée de thèses choisies au hasard, entraînement intensif à démontrer tout et le contraire de tout. Bien entendu, ces éléments d'érudition et ces techniques n' apportent à leurs détenteurs aucune capacité particulière à parler avec justesse de tel objet ou de telle situation. Mais elle peut puissamment les aider à en donner l'illusion, sinon dans leur communauté disciplinaire, du moins dans les médias, les tribunes mondaines. On observera ainsi qu'il existe en France une catégorie particulière d'essayistes donnant solennellement leur avis sur de multiples sujets d'actualité brûlante, publiant trop souvent pour se tromper toujours mais débitant régulièrement des inexactitudes et parfois des inepties. Leur figure de proue est BHL, souvent brocardé ici, mais (je me permets de citer une note d'un ou ou d'un ouvrage que j'ai consacré à Bourdieu) « la limite de l'incompétence arrogante et de la fatuité bouffonne » a été « atteinte par A. Glucksmann, à qui il suffit d'un bref coup d'oeil sur CNN pour célébrer ou disqualifier les politiques suivies au Moyen-Orient ou d'un commentaire des Possédés pour illuminer la géostratégie mondiale, et qui fait tant de bruit qu'on n'entend plus les rares propos où il n'a pas tout à fait tort ». Rappelons par exemple qu'il a osé écrire, après la chute de Bagdad, que la ville « dansait », que « le peuple Irakien était en liesse » et que la France s' était ridiculisée en ne s'alignant pas sur la politique des Etats-Unis (Etats-Unis, qu'il avait à une autre période qualifié publiquement, avec la même assurance et le même souci des nuances, de « puissance fasciste »!); rappelons encore qu'au second tour des présidentielles 2002 il a bruyamment fait campagne pour que les électeurs de gauche votent Chirac, ce qui en soi était loin d'être scandaleux, mais qui dans son cas était cocasse puisqu'il avait fait preuve d'une lucidité et d'un sens civique exceptionnels en ne se donnant pas la peine d'aller voter au 1er tour. Sarkozy lui a récemment octroyé la Légion d'honneur; bien fait pour lui. Le sociologue qui a sans doute le mieux critiqué ces essayistes bavards en tout mais experts en rien, exploitant leurs titres de normaliens, docteurs en philosophie, etc. , pour s'arroger une autorité dans le domaine politique, usant et abusant des trucs pour « faire savant », masquer leur médiocre connaissance des faits qu'ils commentent, intimider les profanes, est sans doute P. Bourdieu, même si (nul n'est parfait) il a lui-même trop souvent pris des libertés avec les règles déontologiques qu'il prescrivait.
De façon plus générale un intellectuel ne connaît le plus souvent mieux que les autres qu'un petit bout d'un aspect d'un élément susceptible d'être utile à une prise de décision politique. Ce n'est pas rien, et il est très souhaitable qu'il le fasse connaître, qu'il mette sa contribution, aussi modeste fût-elle, à disposition non seulement de l' Etat mais aussi des citoyens par l'intermédiaire des publications, syndicats et/ou associations, relais divers d'information. Mais c'est peu, rien qui permette de monter sur une estrade avec un haut-parleur pour tonitruer « yakaferçi, yakaferça ». Même dans le cas peu ordinaire où un spécialiste apporte à lui seul un résultat de très haute importance pour les politiques publiques, il y a loin de l'avis d'expert à l'élaboration d'une judicieuse décision pratique.
Supposons, pour esquisser à titre d'exemple une fable à peu près réaliste, qu'un scientifique établisse une démonstration convaincante de l'impossibilité d'un traitement des déchets nucléaires garantissant à long terme la sécurité du territoire d'implantation. Ce peut être un élément de poids pour envisager de renoncer au nucléaire. Mais avant de prendre une décision précise du type « abandon du nucléaire sous telle forme et dans tels délais »:
- il faut au moins prévoir, sauf accord massif et immédiat de la communauté des spécialistes, la consultation d'avis contradictoires, éventuellement une contre-expertise; 
- il faut, en cas de confirmation, au moins s'informer des possibilités économiques et sociales concrètes de réduction de la consommation d'énergie et/ou de substitution de nouvelles énergies au nucléaire, en tenant compte des impératifs de réduction de la production d'énergies contribuant au réchauffement climatique, de l'allègement souhaitable de la dépendance à l'égard de sources situées dans des zones politiquement instables (voire dans des pays susceptibles de devenir des ennemis), de la pesanteur des habitudes de consommation et des styles de vie, de la marge budgétaire autorisant ou n'autorisant guère les investissements requis dans les énergies renouvelables, des effets pervers possibles de l'extension de ces nouvelles formes d'énergie (par exemple l'incidence sur les ressources alimentaires de l'extension des zones de production d'énergie d'origine végétale) etc. 
Autrement dit, au simple niveau de la collecte d'information, l'avis initial de l'intellectuel doit être complété par de multiples éclairages issus éventuellement de sa spécialité et dans tous les cas d'autres disciplines.
Cependant la prise de décision se fonde non seulement sur des informations mais aussi sur des valeurs, des hiérarchisations d'objectifs, des arbitrages entre intérêts: Dans quelle mesure demande-t-on des sacrifices énergétiques à la population pour préserver les conditions de vie des générations à venir? A quels groupes va-t-on demander les principaux efforts de changement de comportement ou bien les principaux efforts fiscaux? Dans quelle mesure les arbitrages dans le calendrier de substitution d'énergies tiendront-ils compte des impératifs des petits Etats insulaires, dont le poids politique et économique est négligeable, mais où l'on commence à observer les premiers « réfugiés climatiques? », etc. Sur toutes ces questions capitales, l'expert n'a pas un avis d'expert, n'a pas plus d'autorité, de légitimité d'arbitrage, que les citoyens « profanes » dans le domaine nucléaire.
Enfin une décision politique de quelque importance mobilise non seulement un éventail d' informations et des valeurs mais aussi, pour être efficace, un art de gouverner, d'informer l'opinion, d'anticiper les réactions, d'organiser les débats parlementaires, de gérer le calendrier (telle décision ne peut être convenablement ou au contraire doit être impérativement annoncée ou engagée en même temps que telle autre), etc. En définitive, on le voit, on est très loin de la coïncidence entre le registre de l'avis de spécialiste et celui de la construction d'une décision pratique. Cela ne veut pas dire que l'intellectuel doive se taire sur les multiples aspects du problème qui s'avèrent exorbitants par apport à son étroit champ de compétence. Mais cela veut dire que sur ces aspects il doit s'exprimer en tant que citoyen comme un autre et non avec le scintillement d'une médaille académique ou le tintement des titres disciplinaires.
Enfin, si les « ailes » aident à aller au-delà de l'horizon commun, favorisent l'émancipation à l'égard des opinions et préjugés de sa propre tribu, permettent de ne pas rester comme étroitement prisonnier de ses racines, il est important qu'elles n'entraînent pas si loin qu'elles fassent perdre le sens commun, qu'elles coupent totalement des racines. Pour reprendre le proverbe initial il faut combiner autant que possible les apports des racines et des ailes. Deux exemples:
1) Le développement économique, l'accroissement des richesses, l'élévation du niveau de vie, incontestables en Europe lorsqu'on examine les évolutions sur plusieurs décennies, a fortiori sur plusieurs siècles, ont été entre autres favorisés par la mise au point de procédures formalisées d'échange, l'introduction de monnaies de plus en plus abstraites, l'extension du crédit associé à des mécanismes de calcul anticipant de façon de plus en plus subtile les chances de ressources à venir, et bien d'autres innovations financières. Mais ces outils qui ont permis d'aller très au-delà du troc et des marchés villageois de nos lointains aïeux, ont aussi offert de la souplesse à la spéculation, permis une élasticité croissante des liens entre la finance et l'économie réelle et contribué pour une part à rendre possible des crises, depuis l'effondrement du cours des tulipes dans la Hollande du siècle d'or à la crise mondiale actuelle. Et il semble en particulier que dans cette dernière l'extrême sophistication des « innovations financières » ait joué un rôle loin d'être négligeable, rôle souligné d'ailleurs avec perspicacité et ironie par l'économiste F. Lordon (dans un article dont on peut retrouver un extrait majeur sur le blog médiapartien de Le Gravier : voir le billet « Foutons les dehors » du 23/08/09).
2) La plupart des grandes réformes qui ont rendu la société moins inégalitaire, moins brutale (l'instauration des congés payés et de la Sécurité sociale, la suppression des discriminations juridiques dont ont été victimes les noirs, les juifs, les femmes, etc.) et la plupart des projets permettant de penser la possibilité d'une société plus juste, garantissant en particulier une émancipation des travailleurs, ont été d'abord pensés par des intellectuels (l'abbé Grégoire, Olympe de Gouges et Simone de Beauvoir, Marx, Bernstein, Jaurès, etc.) ou, plus rarement, par des autodidactes, des artisans qui se sont construits comme intellectuels, tel Proudhon. Mais ce sont aussi des intellectuels, parfois issus des universités françaises, qui ont piloté certaines des formes les plus meurtrières du communisme, les phases du Grand Bond en avant puis de la Révolution Culturelle en Chine, le génocide organisé par les khmers rouges après leur conquête du pouvoir au Cambodge. (J'y suis intimement sensible; j'ai été en effet, de mes 18 à mes 30 ans, militant « révolutionnaire » parce que j'étais révolté par les dominants de l'époque en France et aux USA, et plus précisément « pro-chinois » principalement pour deux raisons: primo les communistes pro-chinois restituaient une dignité à la paysannerie, et un des motifs personnels de ma rébellion était le fait qu'un fils de pharmacien ou de notaire pouvait au lycée traiter mon père de « cul-terreux »; secundo, ce qui n'est pas sans lien avec ce billet ci, les figures qui me semblaient alors incarner le génie en philosophie, l'intelligence suprême, telles Althusser ou Sartre, apportaient une caution universitaire - et même, s'agissant d' Althusser, un crédit proprement scientifique - à l'activisme « maoïste » dont une bonne partie des cadres était d'ailleurs issue de l'Ecole Normale Supérieure rue d'Ulm, Ecole qui drainait alors la plus grande proportion des élèves les plus brillants. )
Or lorsqu'on y regarde de près, les crimes du communisme en Asie extrême orientale ne peuvent se comprendre sans le projet fantasmatique d'élaborer une société totalement refondée, sans la conception d'un « monde nouveau » présupposant l'éradication absolue des anciennes habitudes, anciens comportements, anciennes valeurs, sans l'imagination d'une édification révolutionnaire s'écrivant, selon une célèbre formule de Mao, « sur une page blanche », autrement dit à partir d'un degré zéro du social, d'une suppression de toutes les attaches traditionnelles, d'un arrachage des racines en somme.
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