Dimanche 30 janvier 2022. À l'improviste, on invite X. (pas sa vraie initiale) à déjeuner, et, tout en dévorant mon omelette à la feta, il nous raconte son parcours. Naissance au Maroc dans un milieu modeste ; parents illettrés ; sa mère décède quand il a 4 ans, son père quand il en a 12 ; il quitte alors l'école pour travailler, passe d'un petit boulot à un autre, fume, deale, se met à voler un peu par ci, par là... jusqu'au jour où une connaissance lui donne l'occasion d'apprendre un métier. X. se forme alors et se réforme, décide de tenter sa chance en Europe, arrive à Paris à 18 ans, se marie à 20, réussit à avoir un titre de séjour et à enchaîner des petits boulots. Aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, il entretient sa famille mais rêve de retourner vivre au Maroc dès que ses enfants seront grands. Il nous dit vouloir rentrer tôt cet après-midi, pour regarder le match avec ses fils...
Tout en opinant régulièrement de la tête, je sens que mon écoute se fait distraite, car le récit de X ressemble de façon troublante à ceux de deux groupes d'étrangers que j'écoute depuis trois semaines au Palais de Justice : d’une part, de jeunes Péruviens, Brésiliens et Colombiens qui, ayant changé de sexe, travaillent comme prostituées au Bois de Boulogne pour entretenir leur famille au pays, de l’autre, de jeunes Egyptiens qui volent les affaires des clients dans leur voiture pendant la passe, et violent ou menacent de mort les trans si elles ne les laissent pas faire. Egypte ou Pérou, la symétrie dans la désolation est consternante : milieu modeste voire pauvre, deuils ou violences dans la famille, scolarité tôt interrompue, difficulté à s'en sortir, exil choisi en dernier recours... Au mois d'août 2018, plusieurs Egyptiens décide de punir le vigile engagé par les trans pour empêcher le vol de leurs clients ; dans la confusion induite par les ténèbres et la testosterone, un coup de feu atteint mortellement la travailleuse du sexe d’origine péruvienne Vanesa Campos ; c’est le procès de ce crime-là qui vient de prendre fin.
Certes, il faut se féliciter de ce que dans la France contemporaine, le meurtre d'une prostituée transsexuelle immigrée – qui serait considéré comme un "non-événement" dans bien des pays du monde – puisse donner lieu à trois semaines d'un procès en cour d’Assises. Si cela est, c’est grâce aux efforts inlassables des amies de Campos, aux différentes associations et individus qui, trois ans et demi durant, ont lancé et mené la campagne pour faire reconnaître la gravité des faits. N’empêche qu’à l'annonce du verdict hier soir – 22 ans de réclusion criminelle pour deux des prévenus, dépassant les 15 et 20 ans requis par l'Avocat général – j'ai été abasourdie.
Là, tout en mâchouillant ma salade, je me dis qu’il faut tenter de comprendre ce qui me choque à ce point. S’il fallait le dire en un mot, je crois que je choisirais hypocrisie, mot grec qui parle d’acteurs, de fourberie et de faux-semblants. Cette fois, du moins, l’apparat éminemment « civilisé » de la Justice n’a pas réussi à dissimuler la violence extrême de ce qu’elle accomplit.
***
Je suis persuadée que l’être humain a un penchant inné pour le manichéisme ; pourtant, si un procès qui pouvait nous aider à comprendre que l’univers du Bien n’est pas nettement séparé de celui du Mal, c’était bien celui-ci.
Ayant pris la décision d’y assister, je suis étonnée d’apprendre qu'il se déroule non au nouveau tribunal porte de Clichy, mais île de la Cité. Je croyais l'ancien Palais de Justice réservé aux attentats du 13-Novembre en ce moment, mais non : les meurtriers de Vanesa Campos seront jugés dans la Salle Voltaire tout au fond du vieux palais, côté place Dauphine. J'ai beau avoir fréquenté ce bâtiment à de nombreuses reprises au long des décennies, y avoir divorcé deux fois, y avoir assisté à des procès pour viol, pour diffamation de caractère et pour plagiat, y être même intervenue une fois en tant que témoin de moralité... la grandeur et la beauté du lieu me sidèrent à chaque fois. Symbole du pouvoir des rois de France depuis le Moyen Âge, il a été construit littéralement autour de la Sainte-Chapelle, dédiée à Saint-Louis qui, dit-on, rendait la justice installé sous un chène.
Pour atteindre à la cour d’Assises, je dois franchir trois sas différents, tous évidemment gardés par des gendarmes. Ce ne sont pas les mêmes d’un jour à l’autre mais notre petit dialogue est invariable : « Vous avez une accréditation ? – Non. – Une convocation ? – Non. – Vous venez en quelle qualité ? – Membre du public. – OK c’est bon, allez-y. » Sur une affiche ancienne près du radar, une Marianne souriante nous informe que dans la République française il faut circuler à visage découvert ; un peu plus loin, une affiche plus récente nous intime l’ordre contraire.
À aucun moment on ne me demande mon passe sanitaire.
***
Dans notre imaginaire, la scène nocturne du Bois de Boulogne et celle, diurne, du Palais de Justice sont aux antipodes l’un de l’autre. D'un côté, le Crime : univers de boue et de sperme, de flingues et de matraques, de putes et de caïds, de cabanes de fortune et de camions loués, de fesses et de seins nus, de fellations et de sodomies furtives, d’ombres mouvantes et de terreur, où tous les rôles sont tenus par des étrangers pauvres ; de l'autre, la Justice, univers de lions et de Méduses en marbre sculpté, de fresques peintes, de plafonds dorés, de murs lambrissés, de tapisseries, de lustres, de longues robes noires ou rouges au pan blanc, d'ermine et d'uniformes de gendarmerie, où tous les roles sont tenus par des Français riches.
Mais au long des témoignages, un troisième univers est venu mettre à mal cette jolie symétrie : c’est celui les clients, ces hommes plus ou moins riches de tous âges et ethnies, milieux et métiers (y compris bien sûr des avocats et des juges), qui, venus au Bois avec le projet de payer pour se faire sucer ou enculer par des pauvres, se font aussi, hélas, parfois, dévaliser par d’autres pauvres. Ceux qui circulent en voiture sont riches par définition ; ils laissent sur le siège arrière ou dans la boîte à gants de leur véhicule un téléphone portable, un ordinateur ou des bijoux, parfois même un paquet de fric. Un des accusés raconte : « Début février 2018, vers le pavillon, on trouve 40 000€ dans un véhicule. J'ai pris ma part et c'était bon, j'ai voulu arrêter. Pendant 3 mois, je ne mets pas les pieds aux Bois de Boulogne. Le client qui a perdu cette somme s'en est pris aux prostituées... »
Tout le monde s’accorde pour dire que si Vanesa Campos a été assassinée, c’est que la loi 2016 pénalisant les clients oblige les travailleuses du sexe à opérer dans des zones de plus en plus reculées, mal éclairées donc dangereuses. Il se trouve que la balle fatale est sortie de l’arme de service d’un policier, volée dans sa voiture huit jours plus tôt... alors que, fait remarquer l’avocat général, « son propriétaire avait le pantalon aux chevilles ».
On n’ose demander si le flic en question a été pénalisé.
***
La réalité du Bois de Boulogne dérange. Fait tache. Perturbe le beau système manichéen qui nous rassure tant.
Au cours des débats, beaucoup d'efforts seront déployés pour nous persuader que la justice française est le fleuron d'une grande civilisation qui, tel un chêne géant, plonge ses racines dans la mythologie grecque et tend ses branches vers l'éblouissant soleil des Lumières, tout en sachant reconnaître sa part d'ombre grâce à la psychanalyse et à la littérature. Mais le verdict rendu au terme de ces trois semaines de débats est en contradiction flagrante avec les valeurs que nous prétendons défendre. En effet, sans parler du fait que la plupart des Français, catholiques pratiquants ou non, professent leur attachement à une religion basée sur l’amour, l’entraide, le secours porté aux pauvres et aux souffrants, si nous cherhons à comprendre ce qui a bien pu amener un individu à commettre tel crime ou délit, c'est bien que Sand, Hugo, Zola, Dostoevski, Dickens, Freud, Gary, Foucault, Tillion, Miller ou Bourdieu sont passés par là, et nous ont grandement éclairés sur les origines de ce genre de mal. Sinon, à quoi bon diligenter des enquêtes de personnalités et écouter les expertises de psychologues ? À quoi bon demander aux accusés de nous raconter par le menu leur rapport à leurs parents, leur parcours scolaire, les événements dramatiques les ayant conduits à l’exil ?
Mais... envisager des moyens d'aider, de reconstruire ces existences fracassées ? Chercher d'autres solutions pour la "réinsertion" de ces jeunes gens, tant les voleurs que les trans... ? Non, non, c’est impossible ; il faudrait rebattre toutes les cartes. À la fin de son réquisitoire pour l’un des accusés, l’avocat général cite le rapport d’une éducatrice : « Il a tous les traits d'une personnalité antisociale », mais ne peut s’empêcher d’ajouter : « c'est-à-dire, selon la nosographie ancienne, d'un psychopathe ». Oui, foin des euphémismes et des litotes qu’impose le politiquement correct ! Invoquons des nosographies plus anciennes encore, allons-y gaiment, disons qu’il a « tous les traits d’un animal », « d’un monstre » ou « d’un diable ». Remballons tout, revenons aux choses sûres et dures, à la punition terrible, moyennageuse. Au trou !
C’est ainsi que raisonne l’extrême droite en France aujourd’hui et c’est ainsi, dirait-on, qu’a raisonné l’autre jour le jury populaire. La démocratie est parfois inquiétante. En les condamnant à plus de deux décennies de prison, suivies d’une l'interdiction définitive du territoire, le jury a décidé de balayer les leçons complexes et nuancées qu’il venait d’engranger. Revenant aux bonnes vieilles certitudes d’antan, il a choisi de chasser ces hommes de la scène du « Bien », avec ses grands principes et son beau décor, et de les renvoyer dans celle du « Mal », où grouillent puces et rats, où les toilettes son bouchées et sentent la merde, où on a le droit d'être violé mais non celui de faire l'amour, où l'on subit brimades et contraintes du matin au soir, où l'on dort mal, s'angoisse, s'ennuie, apprend de nouvelles combines pour se procurer armes et drogue, et passe son temps à rêver de tuer ou de mourir.
Quant aux trans, elles n’ont qu’à rester là où elles sont – au Bois –, et se dépatouiller seules avec leur misère, leur trauma, leur terreur.
Tout rentre dans l’ordre. Le seul vrai gagnant, c’est... l’hypocrisie.
***
"Bon, faut que j'y aille, j'ai plein de choses à faire avant le match!", lance X. en posant sa tasse de café, et je me rends compte que j'ai cessé d'écouter son récit depuis un moment. Ah oui. Lui, peut rentrer dans son foyer, retrouver sa famille...
– Qui joue ? demandé-je, pour me donner une contenance.
Et X. de me répondre : "Maroc-Egypte."