Comme l'an dernier, l'enquête menée par l'association « Regards citoyens » sur le taux d'absentéisme des députés a fait couler beaucoup d'encre. On se souvient des cris d'orfraie d'un Bernard Accoyer, président de l'Assemblée nationale, prompt à défendre ses collègues de la pire manière qui soit, accusant les initiateurs de l'étude d'entretenir un climat d'« antiparlementarisme ».
Le mauvais élève accusait son bonnet d'âne. Pour éviter de nourrir le populisme, il faudrait détourner son regard de cette triste réalité. Etrange raisonnement que celui-là. Il semble que cette année, ces statistiques aient été accueillies plus sobrement. Tant mieux.
Il demeure cependant une question qui mérite d'être soulevée et qui ne l'a pas suffisamment été jusqu'à présent. C'est celle du cumul des mandats. Car au-delà des commentaires sur le comportement de tel ou tel député qu'une telle étude ne manque pas de susciter, c'est un système qu'il convient d'interroger.
Quelques chiffres valent mieux que mille analyses : sur les 3 parlementaires les plus sévèrement sanctionnés pour absentéisme, le premier est maire, le second est maire et président d'une communauté d'agglomération, le troisième dirige un conseil général.
Si l'on élargit le spectre et qu'on se concentre sur les 30 premiers qui figurent dans le classement, 23 cumulent un mandat de député et une fonction exécutive au sein d'un conseil général, régional ou une communauté d'agglomération. S'il était besoin de démontrer une fois encore que le cumul des mandats est une plaie pour notre démocratie, cette étude en porte témoignage de manière éloquente.
Ce que révèle cette pratique, c’est la mise en place progressive d’un système d’inspiration aristocratique et dynastique qui mine notre république. C'est l'invention progressive d’un corps constitué, d’un groupe distinct de femmes et surtout d’hommes, parfois de familles, qui font profession de politique.
Le cumul y participe grandement dans la mesure où il réduit d’autant le nombre de mandats accessibles aux citoyens qui veulent s’engager. Il participe de fait à la constitution d’une caste et contredit ainsi un mouvement initié dans les années 20, puis renforcé à la Libération, qui avait permis à des enfants du peuple de devenir des élus de la République.
Tout se passe aujourd’hui comme si quelques écoles, quelques professions, voire quelques quartiers fournissaient l’essentiel des élites politiques françaises. Il faudrait se demander pourquoi (mais la réponse est malheureusement triviale) les avocats, les médecins ou les chefs d’entreprises sont à ce point mieux représentés que les ouvriers ou les employés.
Le scandale est dans la coterie plus ou moins malgré elle, dans le vivier qui ressemble de plus en plus à une petite flaque d’un quartier bourgeois de Paris.
Les privilèges se reconstituent, et avec eux, leurs dérives et leurs abus. Comment s’étonner dès lors que les citoyens se sentent à ce point coupés de leurs élus dans lesquels ils ne se reconnaissent pas ? Les taux d’abstention qui battent des records à chaque élection sont là pour nous le rappeler.
Si le bien public est une vocation, la politique n’est pas une « carrière ». Le cumul des mandats, les effets de cour, les facilités du pouvoir et de l’argent public sont des dangers contre lesquels il faut lutter pied à pied.
Sous l’Ancien Régime, on favorisait un allié en lui donnant des titres ou des charges administratives, ecclésiastiques, voire militaires. Le système dit de l' « écrêtement » qui permet à des élus qui cumulent plusieurs mandats de reverser une partie de leurs indemnités, à des collègues de leur choix, participe exactement du même type de fonctionnement. Le sinistre feuilleton de cet été qui a conduit successivement à l'abrogation puis au rétablissement de ce mécanisme révèle que le clientélisme conserve des défenseurs acharnés. La Révolution française est née du refus de ces abus-là, aussi. Oublieux de l’histoire, certains feignent d’ignorer aussi qu’ils ne tiennent leur pouvoir que du peuple.
Interdire le cumul des mandats les obligerait à s’en souvenir : la défaite serait nette, la volonté populaire respectée. Ce serait pour le moins légitime. Associée à l'aménagement d'un véritable statut de l'élu-e, cette mesure serait l’une des pierres d’un édifice à construire : celui d’une VIe République démocratique et citoyenne qui romprait définitivement avec ces pratiques d’un autre temps.