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Billet de blog 13 juin 2016

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Prémonitoire !

J'ai retrouvé dans mes dossiers cette tribune écrite en son temps (1988) par Jacques Julliard. Je vous la reproduis telle quelle. Grande lucidité, et beau billet ! Toute ressemblance avec l'actualité ne serait pas du tout fortuite ! Merci à l'auteur !

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Jacques JULLIARD.

Tout est faux dans le foot.

(Le Nouvel Observateur, n° 1233, 24-30 juin 1988.)

Tout est faux désormais dans le foot, dans la joie qui se veut délirante du marqueur après le but, dans ces obscènes empilements de joueurs qui se forment alors, dans ces convulsions de l’avant-centre prétendument fauché dans la surface de réparation ; dans ce ciel salué à genoux, ou cette terre que le dirigeant vainqueur embrasse mystiquement. De sorte que ce que l’on attend désormais d’un arbitre n’est plus de sanctionner des fautes mais de faire la part entre ce qui est sincère et ce qui est simulé. Il n’est plus le juge d’application de la règle, c’est un psychologue de plein air, ou encore un habile diplomate qui négocie avec la foule hurlante l’équilibre politique des penalties.

Voilà pourquoi nous ne nous amusons plus au football, dépassé par ses enjeux, paralysé par la peur. Marquer des buts n’est même plus l’objectif essentiel ; dans la plupart des matches, c’est un accident exceptionnel, qui vient troubler l’ordonnancement et la finalité même de la partie : la nullité ! Mais il y a plus grave ; il y a la place croissante prise par le foot dans notre univers politique : naguère langage universel, aujourd’hui espéranto de notre déchéance ! A qui, débarqué d’une autre planète, voudrait goûter en une seule soirée à toutes nos névroses d’aujourd’hui, on ne saurait conseiller plus rapide initiation qu’un match de football. Il y trouverait réunies la plupart des maladies sociales dont nous souffrons : la violence, la triche, le fric et l’ennui.

Le général Pinochet est un précurseur méconnu. Transformer les stades en camps de concentration, voire d’extermination, était apparu d’abord comme une provocation sinistre, une dérision paradoxale. Erreur : cela n’était qu’une anticipation. Pinochet, comme son voisin argentin Videla, avait compris la vraie nature du football. La tuerie du Heysel n’est pas un accident isolé, la suite l’a montré. Le football britannique s’efforce, week-end après week-end, de rééditer un exploit aussi mémorable. Le football, c’est la guerre en champ clos. D’énormes forces de police sont là pour encadrer des combattants bottés, casqués, vêtus d’uniformes, brandissant des matraques, voire des explosifs. Pour mieux se préparer à l’affrontement, ils ont absorbé, comme jadis les poilus montant à l’assaut, d’énormes quantités de vinasse et de bière qui font régner en permanence dans les tribunes de tous les stades du monde cette inimitable odeur de vomissure et de déjections. J’ai à peine besoin d’ajouter que la plupart des footballeurs professionnels sont devenus des mercenaires sans âme et sans honneur, qui le soir du Heysel, ne craignirent pas de slalomer entre les cadavres et les blessés pour remplir leur contrat, tandis que les télévisions, qui avaient payé pour cela, s’empressèrent de retransmettre ces macabres ébats. Au moment où j’écris ces lignes, le championnat d’Europe en est à environ 800 personnes interpellées. C’est ce que Jacques Georges, président de l’UEFA, appelle une « Europe propre ».

Alors, vivre sans football ? L’idée d’une année sans football, comme celle d’une journée hebdomadaire sans télévision, devrait être examinée. A moins qu’à l’instar des Mayas du Mexique précolombien nous décidions de sacrifier aux dieux, dans les jeux sacrés de la balle, les membres de l’équipe victorieuse. Cela aurait au moins pour avantage de nous délivrer de la race obsédante des vainqueurs.

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