La même justice doit-elle s’appliquer à tous les citoyens ?
Vaste débat, certes, mais qu’on aurait pu croire apaisé. Les faits montrent qu’il n’en est rien.
Pour mettre un terme définitif à cette lancinante question, et renvoyer chacun à ses devoirs, il est une solution simple : il suffit de décider qu’il y aura désormais, non pas une justice, la même pour tous (quelle utopie !), mais deux justices. On pourrait reprendre l’excellente formule, injustement galvaudée, de justice d’en haut et de justice d’en bas. Cette double existence, dument inscrite dans notre constitution, couperait enfin court aux débats indécents.
La justice d’en haut aurait à statuer sur les fautes, vénielles forcément, des hommes politiques de la majorité du moment, de tous ceux qui les secondent, mais aussi sur celles des grands capitaines d’industrie et des grands financiers. On objectera qu’une tâche aussi légère ne requiert pas peut-être une juridiction spéciale. Elle le doit pourtant, afin que nous nous montrions dignes de nos beaux principes républicains. La justice d’en bas, quant à elle, aurait à connaître des crimes et délits épouvantables des autres catégories sociales, et spécialement des chômeurs subversifs et de ceux qui refusent de le devenir, de ceux qui les soutiennent dans leur insupportable rébellion (syndicats, associations…), des jeunes délinquants, et des protestataires de tout poil. Tâche rude, mais exaltante, qui demandera des juges spécialement formés.
Je soumets ce projet à nos juristes exceptionnels, à nos experts constitutionnalistes, à nos merveilleux hommes politiques, à nos honnêtes dirigeants de multinationales.
Tracée à gros traits, cette utile réforme pourrait porter sur quelques grands principes, que de judicieux amendements amélioreront aisément.
D’abord, le recrutement des juges de la justice d’en haut se ferait par nomination directe du président de la république et du premier ministre, parmi les députés de la majorité présidentielle, tandis que celle de la justice d’en bas se ferait par nomination directe du ministre de l’intérieur, de préférence dans le corps des policiers. On en finirait enfin ainsi avec cette vieille lune de « l’indépendance des juges », quand on voit ce qu’en font ces malappris.
Bien sûr, l’arsenal législatif serait aussi en partie double. Les domaines financiers et sociaux n’auraient plus lieu d’exister pour la justice d’en haut, mais seraient considérablement alourdis pour les justiciables d’en bas. Pour la justice d’en haut, la présomption d’innocence serait une règle absolue, et la durée d’instruction des affaires jamais inférieure à dix ans. Par modification constitutionnelle, une amnistie générale des justiciables d’en haut serait d’ailleurs automatiquement prononcée tous les cinq ans, afin de ne pas priver la France des meilleurs de ses enfants. Pour la justice d’en bas, les procédures habituelles seraient la comparution immédiate, l’automaticité des peines, incluant le plus souvent l’emprisonnement, et il conviendrait d’étoffer le code pénal par des lois anti-pauvres, anti-chômeurs, anti-jeunes, anti-récrimination, anti-syndicales surtout : tout est trop laxiste aujourd’hui en ces domaines. Et s’il advenait que quelque loi, par inadvertance, puisse donner l’impression de s’appliquer aussi bien aux justiciables d’en haut qu’à ceux d’en bas, une utile disposition constitutionnelle préciserait que ceux qui édictent les lois n’ont pas à s’y soumettre, ce qui tuerait dans l’œuf toute vaine polémique.
Il faudra aussi songer à traiter le difficile problème de la critique des décisions de justice. Nous avons été trop négligents sur ce chapitre. Pour les décisions de la justice d’en haut, il sera loisible aux justiciables et à leurs amis de critiquer vivement tout jugement qui pourrait, le cas échéant, porter la moindre ombre sur le visage sans tache de nos dirigeants respectés et bien-aimés. Le président de la république et son premier ministre seraient d’ailleurs bien venus de montrer l’exemple. Rien de tel pour les justiciables d’en bas, pour lesquels la rigueur normale de la loi devra s’appliquer sans faiblesse : toute évocation d’une affaire jugée, ou en cours, même dans une conversation privée, doit être immédiatement et automatiquement sanctionnée d’amende, d’emprisonnement et de suspension des droits civiques. Il ne faut pas tolérer que s’installe la chienlit.
On devrait affirmer aussi dans la jurisprudence que nos gouvernants peuvent être dispensés de se voir appliquer les lois réprimant la prise illégale d’intérêt : on admettrait ainsi qu’ils puissent faire financer leurs frais personnels (repas, voyages, logement) par prélèvement direct dans les budgets publics dont ils ont la responsabilité. Connaissant les hommes, il faudrait cependant donner un plafond indicatif mensuel, qu’on pourrait établir à mille fois le SMIC. Mais la plus grande mansuétude serait de mise en cas de dépassement : il ne faut pas décourager les élites qui se donnent sans compter pour la grandeur de la France. Pour les justiciables d’en bas, il faudrait renforcer considérablement les peines encourues pour les vols de nourriture : ils sont le plus souvent commis par des gens des classes les plus basses, inconscients des torts qu’ils causent à la société, et même de l’exemple déplorable qu’ils donnent à leurs enfants.
Bien d’autres utiles dispositions pourraient être prises en ce sens. Nul doute que la concorde civique reviendrait aussitôt dans notre belle république, chaque citoyen ayant été ainsi clairement rappelé à ses droits et devoirs.
C’est le souhait modeste et sincère de l’auteur de ces lignes.