Indigestitut

Ancien Prof de lycée, médiateur culturel, futur aveugle

Abonné·e de Mediapart

53 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 novembre 2025

Indigestitut

Ancien Prof de lycée, médiateur culturel, futur aveugle

Abonné·e de Mediapart

Rimbaud ou la Divine Comédie du Verbe

De la noirceur du A à la lumière du O, Voyelles retrace l’ascension du Verbe. Rimbaud y condense, en cinq lettres, une Divine Comédie intérieure : la transmutation du poète en voyant.

Indigestitut

Ancien Prof de lycée, médiateur culturel, futur aveugle

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Rimbaud ou la Divine Comédie du Verbe

On croit souvent que Voyelles est un jeu de couleurs, une fantaisie d’adolescent génial. C’est une erreur.
Le sonnet de Rimbaud n’est pas un catalogue de sensations : c’est une cosmogonie du langage, une ascension mystique comparable à celle de Dante dans la Divine Comédie.
Rimbaud ne traverse pas les cercles de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis : il traverse les sons mêmes de la création, ces matrices vibrantes où se fondent matière et esprit.
Chaque voyelle devient un monde, un état de conscience, un degré de transmutation.

A – L’enfer de la matière

Le poème s’ouvre dans la pourriture du monde :

A, noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles, / Golfes d’ombre...

C’est la nigredo alchimique, la descente dans la boue originelle.
Dante descendait vers Lucifer ; Rimbaud plonge dans la lettre elle-même, dans le gouffre sonore où le sens n’est pas encore né.
Le A noir n’est pas seulement couleur : c’est le cri primal, la matrice du monde avant la parole.
Les « golfes d’ombre » sont l’antre du Verbe, la nuit de la conscience avant la lumière.

E – L’air de la purification

E, candeurs des vapeurs et des tentes...

La blancheur du E est le vent du Purgatoire :
le poète se dégage du limon, s’élève dans l’éther, apprend à respirer dans la transparence.
Les « rois blancs » et les « glaciers fiers » incarnent cette ascèse froide, presque minérale, où la pensée s’épure.
Rimbaud quitte la corruption pour la rigueur : le E est la voyelle de l’air et de l’esprit.

I – Le feu de la passion

I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles...

Après la glace, le feu.
C’est la rubedo alchimique, l’épreuve brûlante de la passion.
Comme Dante traversant les flammes pour rejoindre Béatrice, Rimbaud affronte le sang, le désir, la colère.
Le I est un cri vertical : la vie à son paroxysme, l’amour et la douleur confondus.
Le poète se purifie en se consumant.

U – La terre réconciliée

U, cycles, vibrements divins des mers virides...

Le vert est la couleur du renouveau, du cycle, de la fécondité.
Après la passion, vient la paix : le poète retrouve la nature, la respiration du monde.
Le U rond et ample symbolise l’union, la chair réconciliée avec l’esprit.
C’est le Paradis terrestre de Dante, où l’âme respire parmi les herbes et les bêtes, revenue à l’équilibre cosmique.

O – La lumière du Verbe

O, suprême clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Le O clôt le cycle : il est l’Oméga, la perfection du cercle.
Dante contemplait la Trinité ; Rimbaud contemple le Verbe lui-même, la vibration totale de l’univers.
Le violet unit le rouge et le bleu : chair et esprit, feu et mystère, amour et éternité.
Le poète est devenu voyant — non par extase mystique, mais par incarnation du son.
Le langage est désormais la demeure de Dieu.

La Divine Comédie du langage

De A à O, Rimbaud accomplit ce que Dante fit en trois livres :
un voyage de la boue vers la lumière, du cri vers la Parole.
Mais là où Dante retrouve Dieu, Rimbaud découvre que Dieu est dans le son lui-même.
Le Verbe n’est plus au Ciel, il est dans la matière phonétique du monde.
Le poète devient son propre créateur, le voyant moderne qui fait naître la lumière à travers les ténèbres du langage.

Epilogue : de la théologie à la musique

Voyelles n’est donc pas un poème descriptif : c’est une messe sonore, un chant d’initiation.
Rimbaud a compris que la poésie n’est pas une parole sur le monde, mais une recréation du monde par la parole.
Chaque lettre est un royaume, chaque couleur une épreuve, chaque son une prière.

Ainsi, le jeune voyant rejoint le Florentin dans une même ambition :
écrire un poème qui contienne toute la création,
et faire du langage — non un instrument — mais un chemin de salut.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.