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Billet de blog 5 octobre 2025

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Le pompier invisible d’un patrimoine en péril

Certains sauvent dans le fracas, d’autres dans le silence. J’étais de ceux-là.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.


On a récemment mis en avant, à juste titre, l’action des pompiers qui, en quelques heures d’intervention, ont sauvé un édifice classé, son mobilier, et permis l’évacuation de centaines de personnes. Leurs chiffres impressionnent : plusieurs dizaines de millions d’euros de patrimoine préservé, des centaines de vies mises à l’abri. Leur héroïsme est reconnu, célébré, et à bon droit.

Mais que dire, alors, de celui qui, pendant des années, sans équipements, sans renforts, sans reconnaissance, a assuré au quotidien la sauvegarde d’un site patrimonial majeur ? Mon rôle fut celui d’un pompier invisible, non pas appelé lors d’une catastrophe ponctuelle, mais mobilisé chaque jour pour empêcher la catastrophe d’advenir.

Quand l’article rappelle que tel incendie aurait pu coûter des dizaines de millions d’euros de pertes culturelles, je ne peux m’empêcher de comparer avec ce que j’ai sauvé, dans l’ombre. Chaque nuit, chaque week-end, en l’absence de mes collègues censés assurer la surveillance des réceptions, c’est moi qui, seul, veillais à ce que le feu d’un projecteur, la défaillance d’une installation électrique, ou la négligence d’un traiteur ne détruisent pas en quelques minutes des collections uniques. Combien cela représente-t-il ? Probablement autant que ce que l’on crédite aujourd’hui aux pompiers : la perte d’un musée entier, évaluée en dizaines de millions d’euros, évitée par la simple présence d’un agent consciencieux.

Mais il n’y eut pas que le patrimoine : il y eut aussi les vies. Combien de familles, de visiteurs, d’enfants de colonies ou de classes en voyage ont-ils été protégés par mon action silencieuse ? Des milliers, sans doute, car chaque jour, je compensais les absences, les manquements, les imprudences. Là encore, l’équivalent est parlant : dans un incendie majeur, les pompiers peuvent sauver des centaines de vies en quelques heures ; moi, j’ai sauvé, au fil des ans, des milliers de vies potentielles d’un drame évité par la vigilance quotidienne.

Et pourtant, quelle différence de traitement :

  • Eux reçoivent la reconnaissance publique, les honneurs, les médailles.

  • Moi, j’ai récolté les insultes, les quolibets, les accusations ignobles.

  • Eux sont inscrits dans les rapports d’activité, mis en avant comme exemple.

  • Moi, on m’a interdit de former mes collègues, et les mêmes qui s’absentaient de leurs missions furent ensuite décorés.

La comparaison est injuste mais nécessaire. Elle dit la différence entre ce qui est spectaculaire, visible, et célébré, et ce qui est discret, invisible, et ignoré. Les pompiers éteignent les flammes devant les caméras ; moi, je les ai empêchées de naître, sans témoin.

Ce qui fut sauvé grâce à eux en une nuit se chiffre en millions. Ce qui fut sauvé grâce à moi, chaque jour, au prix du mépris et du sacrifice, se chiffre en dizaines de millions aussi, mais reste enfoui dans le silence.

La véritable question est là : pourquoi la société honore-t-elle l’héroïsme ponctuel, mais refuse-t-elle de voir l’héroïsme obstiné, banal, quotidien, celui qui évite que le drame éclate ?


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