Joyce Carol Oates ou la genèse du soupçon : quand l’Amérique de Sexy annonçait déjà le trumpisme
Dans son roman Sexy, Joyce Carol Oates ne raconte pas seulement la chute d’un professeur victime d’une rumeur. Elle décrit, à travers la micro-société d’un lycée, les ressorts les plus sombres de l’Amérique contemporaine : la peur de la différence, la fascination pour le scandale, la tyrannie du soupçon. Sous une apparente simplicité, ce court récit esquisse un diagnostic moral : celui d’une nation qui, dès l’adolescence, apprend à se classer, à juger et à exclure.
L’école comme miroir d’une société en guerre morale
Oates, enseignante et observatrice aiguë du monde éducatif, situe l’action dans cet espace clos qu’est le lycée américain — laboratoire des hiérarchies et des humiliations. Les élèves y sont évalués non seulement sur leurs notes, mais sur leur apparence, leur réputation, leur conformité aux normes implicites du groupe. Le roman montre comment, dans ce climat de compétition permanente, la moindre différence devient une menace.
La scène de la voiture, où le professeur Tracy raccompagne son élève Darren, condense tout le mécanisme : une situation anodine devient un scandale potentiel, parce que la société a déjà intégré le réflexe du soupçon. Ce que le roman donne à voir, c’est la naissance d’un réflexe collectif : celui qui consiste à chercher la faute avant même de chercher la vérité.
La rumeur comme principe politique
À travers le lynchage symbolique du professeur Tracy, Oates met en scène la force destructrice de la rumeur, cette arme moderne qui précède la preuve et se nourrit du vide. Il suffit qu’un mot, un geste, un regard soit interprété pour que la machine s’emballe : les élèves accusent, l’administration enquête, la communauté condamne. Le jugement moral devient un spectacle.
Cette logique du soupçon permanent, de la calomnie transformée en vérité émotionnelle, n’est pas sans rappeler les mécanismes politiques de l’Amérique des années 2010-2020. Ce qui se joue dans le lycée d’Oates, c’est déjà la fabrique du fake, le règne du ressenti sur le réel, l’effacement du doute au profit de la certitude émotionnelle — autant de ressorts que Donald Trump exploitera à l’échelle nationale.
Le terreau du trumpisme : peur, isolement, compétition
Joyce Carol Oates ne parle pas de politique. Mais elle révèle ce qui, dans la culture américaine, rend possible un phénomène politique comme le trumpisme : le culte de la réussite individuelle, la suspicion envers l’intellectuel, la peur de l’altérité. Dans Sexy, l’intellectuel, c’est le professeur — celui qui lit, enseigne, réfléchit — et c’est lui qu’on finit par accuser.
Face à lui, la jeunesse agitée du lycée incarne un peuple saturé d’images et de jugements, prompt à se regrouper contre un ennemi désigné. Le roman raconte comment naît le “eux contre nous”, la pulsion du groupe qui s’alimente d’un bouc émissaire.
Cette violence morale que Oates inscrit dans le monde scolaire est la matrice d’une violence politique : l’incapacité à supporter la complexité, la tentation de simplifier le monde en bons et méchants, la peur panique de ce qui échappe à la norme. Ce n’est pas un hasard si l’Amérique trumpiste prospère dans les États où l’éducation publique a été affaiblie, où la culture du débat cède la place à celle du réflexe.
Darren, témoin d’une Amérique en devenir
Le jeune Darren, héros silencieux du roman, symbolise cette Amérique médiane, hésitante, qui pressent la faute mais n’ose rien dire. Il voit la mécanique de la haine se mettre en marche, sans avoir la force de l’arrêter. Son silence coupable préfigure celui de millions de citoyens qui, face à la montée du mensonge et de la haine, se contentent d’observer sans agir.
La culpabilité qu’il ressent après le suicide du professeur est celle d’une nation entière : la conscience tardive d’avoir laissé faire.
Une Amérique contre elle-même
Sexy est un roman de 2005, mais il parle déjà du XXIe siècle. Ce que Joyce Carol Oates pressent, c’est l’extension du domaine de la suspicion, l’angoisse morale d’une société incapable de faire confiance. En plaçant la tragédie au cœur du système éducatif, elle montre que l’intolérance n’est pas née dans les urnes, mais dans les cours de récréation ; que le trumpisme n’est pas un accident, mais la conséquence logique d’une culture où la peur et la concurrence tiennent lieu de ciment collectif.
Sous ses allures de roman pour adolescents, Sexy est donc une prophétie. Elle dit qu’une démocratie meurt d’abord de l’intérieur, quand la rumeur remplace le débat, quand l’émotion remplace la pensée, quand la peur devient un langage commun.