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Billet de blog 7 octobre 2025

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Quand le cinéma savait encore saisir le réel tout en transfigurant le tragique

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Entre le regard documentaire et la ferveur mystique, Rossellini sut faire du réel un langage spirituel. Avec Anna Magnani, il transforme la douleur féminine et la misère des humbles en une expérience poétique du tragique.

Anna Magnani ou la gloire des humbles

Il y a des visages qui brûlent la pellicule et semblent contenir à eux seuls toute la mémoire du monde.
Celui d’Anna Magnani, dans Amore de Roberto Rossellini, appartient à cette lignée rare : celle des visages où se concentrent la douleur et la lumière, la faiblesse et la grâce. Dans Une voix humaine comme dans Le Miracle, elle incarne la passion, la foi et l’abandon, l’humiliation et la tendresse, comme si le cinéma tout entier avait trouvé, dans sa voix éraillée, son timbre de vérité.

Le paradoxe Rossellini

Il est curieux qu’un homme aussi dur, parfois brutal dans la vie — Rossellini, qui interdisait à Ingrid Bergman de revoir l’enfant né de son premier mariage — ait su filmer les femmes avec une justesse si bouleversante. Peut-être faut-il y voir la contradiction même du génie : celle d’un homme incapable de vivre ce qu’il comprenait, et qui, par le regard, réparait ce que la vie lui refusait. Rossellini fut un voyeur de l’âme : il ne possédait pas la tendresse, mais il savait la capter. Il ne partageait pas la foi, mais il savait la filmer.

La passion mise à nu

Dans Une voix humaine, adaptation de Cocteau, une femme parle au téléphone à un amant qui la quitte.
Rien d’autre : un fil, une voix, une chambre close. Et pourtant, tout un monde.
Magnani livre une performance hallucinée, réglant son énergie au souffle près. Ses silences valent autant que ses cris ; ses regards disent ce que les mots n’osent plus. C’est le théâtre de la dépendance amoureuse : l’attente, la supplication, l’humiliation, la tentation du néant.
Elle joue comme d’autres prient : en donnant tout, jusqu’à la dernière étincelle de soi.
Chez elle, l’art n’est plus représentation mais offrande. Chaque soupir devient une métaphore de la condition humaine : aimer, c’est perdre, et renaître dans la douleur.

Le Miracle et l’ascension

Dans Le Miracle, Magnani incarne une bergère simple d’esprit qui prend pour saint Joseph un vagabond — Fellini, jeune encore, dans un rôle muet et symbolique. Violée, enceinte, elle croit porter l’enfant de Dieu.
Rossellini, avec une pudeur mystique, filme son errance, son rejet par le village, sa marche épuisée vers la montagne. L’ascension ne s’interrompt jamais : au sommet, elle s’effondre et met au monde son enfant.
Il n’y a pas de retour, pas de réintégration dans la société : seulement la solitude, la mer en contrebas, le village lointain, et cette lumière blanche où la misère devient pureté.
Rossellini dessine ainsi un monde insulaire, clos, où la géographie devient métaphore : le bas, c’est le regard social ; le haut, c’est l’échappée spirituelle.
Comme dans Stromboli, la mer entoure et enferme. La femme s’y débat, à la fois prisonnière et transfigurée. L’enfermement est total : il est social, moral, religieux. Mais il est aussi passage : celui d’une humanité vers la grâce.

Le peuple incarné

Magnani n’est pas seulement une actrice : elle est la chair du peuple devenue mythe.
Chez elle, tout respire la vie des humbles : la rue, la fatigue, la ferveur, la rage de survivre.
Elle vient de ce monde que le cinéma d’alors savait encore écouter : celui des déshérités, des femmes seules, des ouvriers, des mendiants, des croyants naïfs.
Rossellini et Fellini ne filmaient pas des idées, mais des existences ; pas des classes, mais des visages.
Leur réalisme n’était pas social mais spirituel : il disait que la misère est aussi une grandeur, que la foi peut naître dans la poussière, et que l’âme la plus pure est parfois celle qu’on méprise.

De la rue à l’éternité

C’est de cette même matrice que sont nés les génies populaires : Edith Piaf, enfant de la rue, et Charlie Chaplin, fils des bas-fonds londoniens.
Tous deux ont puisé leur art dans la pauvreté, non dans les privilèges.
Ils ont fait de la misère un creuset d’humanité, un lieu d’élan, de révolte et de poésie.
Leur génie n’est pas cérébral : il est sentimental.
Car la seule arme des déshérités, c’est la force du cœur : aimer malgré tout, rire de peur de pleurer, défier le destin par la passion.
Leur grandeur n’est pas d’avoir dominé le monde, mais d’avoir survécu à l’indifférence.
Dans le cirque social, où les places se monnayent et s’échangent, ils ont rappelé que vivre suffit, que la joie est dans le souffle, dans la lumière, dans le chant.

L’oubli contemporain

Et pourtant, que reste-t-il de cette flamme ?
Depuis les années 1990, une ironie cruelle a remplacé la compassion. Les Deschiens, Le Dîner de cons, autant de spectacles où l’on a transformé le peuple en objet de rire. On y sortait la pauvreté comme une curiosité, on levait le rideau de fer sur “l’anomalie” humaine.
Le cinéma et le théâtre d’aujourd’hui, souvent obsédés par les névroses des classes moyennes, semblent avoir oublié les humbles. On y parle d’éditeurs, de psychanalystes, de cadres, d’artistes.
Les bergères ont disparu des écrans, les ouvriers sont devenus des fantômes.
On moralise beaucoup, on écoute peu.
Le peuple ne fait plus partie de la conversation culturelle : il en est le prétexte, jamais le sujet.

La mémoire des humbles

Anna Magnani, elle, reste debout dans la mémoire.
Son cri, sa larme, sa prière rappellent un temps où l’art n’était pas une posture, mais un cri du cœur.
Où les artistes venaient de la rue et y retournaient, parce qu’ils savaient que c’est là, dans la poussière, que se forge la vérité humaine.
Elle fut, avec Rossellini et Fellini, la gardienne de cette alliance perdue entre le peuple et la beauté.
Son visage — à la fois ravagé et lumineux — nous dit encore qu’il n’est pas besoin de richesse pour être grand, ni de culture pour être profond ; qu’il suffit d’avoir souffert pour comprendre, et d’aimer pour exister.

Anna Magnani, c’est la gloire des humbles, la dignité rendue au peuple, l’éternité tirée de la boue.
Et c’est peut-être cela, aujourd’hui, qu’il nous manque le plus : des artistes capables d’aimer la vie, non pour ce qu’elle promet, mais pour ce qu’elle donne — la simple splendeur d’être vivant.

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