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Billet de blog 14 décembre 2025

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Livres brûlés, corps confisqués : lire Le Testament russe

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Le Testament russe de Shumona Sinha : poussière des livres et héritages confisqués

Avec Le Testament russe, Shumona Sinha compose bien plus qu’un récit de mémoire : une archéologie intime et politique de la violence idéologique. Le livre ne procède ni par démonstration ni par thèse, mais par strates, par particules de souvenirs épars qui finissent par se rassembler. Comme la poussière — motif central du texte — qui recouvre les livres, les corps et les existences, avant de redevenir matière vive. C’est ainsi que le visage de Klitschko, éditeur soviétique effacé de l’histoire officielle, réapparaît, convoqué par la volonté obstinée d’une jeune femme indienne de Calcutta.

Dans la terminologie soviétique, les écrivains étaient appelés des « ingénieurs de l’âme ». La formule, d’une brutalité révélatrice, traverse le livre comme une ironie tragique. Ceux qui étaient censés façonner l’âme collective ont souvent été les premiers broyés. Le père d’Adel en est l’incarnation. Éditeur russe, il avait publié Maïakovski, croyant encore à une littérature émancipatrice, capable d’ouvrir des brèches dans l’histoire. Un temps sauvé par Gorki, il n’échappera pourtant pas à l’effacement. Sa maison d’édition ferme. Il est humilié, relégué à la marge. Sa fille, à son tour, est réduite à écrire des poèmes de circonstance pour les fêtes nationales, simple décor idéologique. L’ingénieur de l’âme devient manœuvre de la propagande. Puis viennent l’alcool, puis le silence.

Cette confiscation de la culture par le pouvoir se rejoue ailleurs, autrement. Dans le Calcutta de l’enfance de Shumona Sinha, marqué par une forte hégémonie intellectuelle marxiste et par l’influence durable des partis communistes, le discours égalitaire cohabite sans contradiction avec les hiérarchies les plus violentes de la société de castes. Brisée par sa famille, Tanya se réfugie très tôt dans les livres. En contrepoint, la fille de l’éditeur des éditions Raduga tente, comme son père, de se conformer au récit soviétique : elle épouse un ouvrier métallurgiste, geste idéologiquement valorisé, qui ne la protège pourtant ni de l’effacement ni de l’oubli. La promesse égalitaire se dissout, laissant place à un même silence.

À Gorki Sadan, Tanya rencontre Sacha, séducteur ambigu, figure de passage. La langue bengalie, d’une richesse vertigineuse, devient un autre refuge. Autour d’elle, les médiateurs culturels comptent : Nani Bhowmik, traducteur des œuvres russes, Bhuban Sen, libraire communiste qui l’aide à écrire la lettre adressée à Adel. Les circulations idéologiques et culturelles sont concrètes, incarnées : au National Book Center, les livres soviétiques sont exposés sous un écriteau soigneusement marqué, accompagné d’un logo dessiné par Satyajit Ray. La culture est là, visible, prestigieuse — mais déjà figée, presque fossilisée.

Shumona Sinha écrit avec une précision saisissante. En quelques phrases brèves, elle fait surgir des mondes entiers. Un libraire semble avoir avalé toute la poussière de ses livres ; ses grosses lunettes, son corps épuisé, disent une vie passée à respirer le papier et l’oubli. La hantise de la tuberculose traverse le texte : Klitschko en est mort, comme l’héroïne du film de Ritwik Ghatak. La maladie devient métaphore sociale, celle d’un monde qui consume ses forces vives tout en niant leur sacrifice.

Fait frappant : la narratrice n’éprouve aucune peine pour les membres de sa famille, surtout pas pour sa mère. Mais la mort de Klitschko la bouleverse profondément. À la sortie de la librairie, une averse la trempe entièrement. Ce bain involontaire agit comme une décision intime : elle partira à la recherche des traces de la famille de l’éditeur de Raduga. Le souvenir reprend forme. Les particules éparses se rassemblent.

Les références culturelles ne sont jamais décoratives. Sunil Ganguly, Vasily Lebedev — fondateur du théâtre en langue bengalie à Calcutta —, Pamela Bordes, figure féminine de transgression et de liberté, traversent le texte. Une question obsédante affleure, brutale : faut-il devenir prostituée pour être heureuse, ou être heureuse signifie-t-il être prostituée ? La formulation dit la violence faite aux corps féminins, sans cesse sommés de se justifier.

Avec Oleg Azarov, quelque chose se déplace. Il fait pousser un arbre en elle. Pour la première fois, elle habite un corps. Mais cette découverte s’accompagne de violence : l’inconstance de l’homme aimé, puis la vengeance des parents qui la ligotent, veulent la séquestrer, envisagent de l’interner. L’asile devient l’horizon ultime pour celle qui échappe à l’ordre familial. Oleg, éternel éphémère, disparaît.

Les expatriés, écrit Shumona Sinha, survivent grâce à leur pragmatisme amer, à leur attachement cyclique à l’heure locale. Ils vivent dans l’après. Le Testament russe est précisément cela : une méditation sur ce qui reste après l’amour, après la foi idéologique, après la rupture. Une âme qui retire sa peau morte pour s’exposer de nouveau à la lumière — plus tard.

Ce livre rappelle enfin une vérité essentielle : les idéologies ne meurent jamais seules. Elles laissent derrière elles des corps meurtris, des héritages pulvérisés, des bibliothèques en poussière. Et pourtant, quelque chose persiste. Une langue. Un souvenir. Une phrase. Une particule qui recommence à vibrer.

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