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Billet de blog 15 décembre 2025

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Un univers auquel elle seule avait accès

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Histoire de ma mère : le détail, la mémoire et nos récits pour tenir face à l’effacement

On est frappé, en lisant Histoire de ma mère d’Inoue Yasushi, par l’importance accordée au détail. Des détails infimes, presque insignifiants en apparence, mais auxquels l’auteur consacre plusieurs lignes, comme si c’était là que se jouait l’essentiel. La mère oublie son sac : l’épisode s’étire, revient, insiste. Elle s’assure sans cesse que ses petits-enfants sont bien là. Ces gestes répétés, anodins pour un regard extérieur, deviennent chez Inoue des événements à part entière, révélateurs d’un esprit qui cherche désespérément des repères dans un monde qui se dérobe.

Ce qui frappe également, c’est la quête de sens des proches. Tous tentent, chacun à leur manière, de comprendre la sénilité, d’y trouver une signification. À quoi cela sert-il de redevenir un enfant au soir de sa vie ? Pourquoi l’esprit, en se défaisant, semble-t-il opérer une sélection cruelle des souvenirs ? La mère se rappelle avec précision l’âge de ses dix ans, mais ne conserve de sa vie conjugale que les moments douloureux, comme si elle refusait obstinément les instants heureux. La mémoire n’est pas ici un refuge : elle est un champ de ruines.

Inoue suggère que la sénilité n’efface pas l’individu, mais qu’elle le révèle autrement. Il fait dire à l’un de ses personnages cette phrase troublante : « La personnalité de chacun transparaît dans le gâtisme. » L’oubli n’est donc pas un chaos indifférencié ; il obéit à une logique intime. Ainsi, la mère ne perçoit pas ses proches de manière égale. Sa fille aînée, Shigeko, elle la considère comme une étrangère. Son fils, en revanche, elle le croit mort — mort « il y a trois jours », précise-t-elle, comme si le temps lui-même avait été réorganisé selon une chronologie intérieure qui n’obéit plus au réel. Cette dissociation dit quelque chose de la place affective de chacun, de ce que la mémoire conserve ou rejette lorsque les filtres rationnels ont disparu.

La mère interprète également les scènes du quotidien selon une symbolique qui n’appartient qu’à elle. Lorsque Mitsu est en train d’orner des autels, elle y voit le signe d’une séparation imminente. Le réel n’est plus perçu comme une suite de faits, mais comme un langage secret à déchiffrer. Les gestes ordinaires deviennent chargés d’un sens excessif, parfois angoissant, parfois profondément juste.

Dans une scène d’une grande sobriété, le fils est assis face à elle, buvant du thé. Elle est là, présente physiquement, attentive en apparence. Et pourtant, il la sent déjà ailleurs. Il éprouve alors l’envie de lui dire : « Maman, tu t’es enfermée dans ton propre monde. » Mais ce monde n’est pas une fuite vide. Inoue le décrit avec une précision saisissante : « Il s’agissait d’un univers auquel elle seule avait accès, qu’elle avait isolé du réel par sa sensibilité et réorganisé. » La démence apparaît ici non comme une destruction pure, mais comme une recomposition subjective du monde, gouvernée par l’émotion plutôt que par la logique.

Cette idée est renforcée par la comparaison entre différentes figures de grands-mères dans l’œuvre. La grand-mère d’Izu et la grand-mère de Kyoto ne réagissent pas de la même manière face aux maladies liées à l’oubli. Il n’existe pas une sénilité uniforme, mais autant de formes de disparition qu’il existe de vies singulières, de cultures, de tempéraments. L’oubli sélectionne, hiérarchise, transforme ; il peut effacer les visages aimés et conserver les blessures anciennes, abolir le présent tout en exacerbant un passé douloureux.

Inoue recourt aussi à des images discrètes mais puissantes pour approcher l’indicible. Il y a celle de la gomme qui efface, métaphore d’une mémoire qui se retire sans ménagement. Et, à l’inverse, celle du ventilateur qui disperse les mauvais souvenirs pour ne conserver que les bons — ou plutôt ceux qui ne relèvent plus de l’événement, mais de la sensation : une chaleur, une impression diffuse, une douceur. Entre effacement et dispersion, la mémoire vacille.

Le ressassement et la répétition traduisent à la fois le vide intérieur et la recherche désespérée de points d’ancrage. Mais cette répétition peut devenir un enfer pour l’entourage, pris dans un cycle sans fin de questions, d’oublis et de recommencements. Le texte ne romantise jamais la maladie : il en montre aussi la fatigue, l’usure, parfois l’exaspération silencieuse.

En filigrane, Histoire de ma mère pose une question profondément sociale : celle du rapport du Japon à ses vieillards, de plus en plus nombreux. Il faut les accueillir, parfois dans des villes, parfois, quand cela reste possible, dans des villages. La vieillesse devient une question collective, que la société ne peut plus reléguer à la sphère privée.

Et pourtant, dans ce quotidien fait d’oublis et de silences, surgit une émotion brute, parfois poignante. L’un des moments les plus bouleversants est le souvenir de la prise de la main du père au moment de mourir. L’auteur n’en finit pas de s’interroger sur le sens de ce geste : transmission, demande, adieu ? Rien n’est jamais certain, et cette incertitude même devient le cœur du récit.

Il y a aussi le livre des cadeaux funéraires, si précieux pour la mère, qui tient absolument à rendre ce qu’on lui a donné. Ce souci de réciprocité, cette délicatesse presque obsessionnelle, disent quelque chose de profondément japonais : une finesse des sentiments, une attention quotidienne à l’autre, si éloignée de l’inattention et de l’indifférence qui caractérisent souvent les sociétés matérialistes occidentales.

À 85 ans, la mère paraît parfois plus jeune qu’à 80, comme s’il existait une contradiction troublante entre un esprit qui se dégrade et un corps qui demeure actif. Elle dodeline, légère, presque comme une plume. Elle évoque ces vieilles femmes asiatiques qui n’en finissent pas de s’agiter, de travailler, de prendre soin des autres, même lorsque la mémoire se retire.

Le livre n’élude pas l’ambivalence : la mère est parfois un fardeau pour ceux qui s’en occupent. Mais le fils, très souvent, se propose. Le véritable obstacle n’est pas tant lui que la belle-fille, figure discrète mais révélatrice des tensions familiales autour du soin, de la charge et du devoir.

Évidemment, Histoire de ma mère renvoie aussi à nos propres histoires. Face à la sénilité et à l’approche de la disparition, nous cherchons des métaphores, nous nous racontons des récits pour rendre habitable ce qui ne l’est pas. Les images du papillon-clepsydre ou de la chrysalide ne sont pas celles d’Inoue, mais celles du lecteur : un temps fragile qui bat des ailes, un état intermédiaire entre présence et retrait. Ces images n’expliquent rien ; elles permettent simplement de tenir.

La littérature, ici, ne sauve pas. Elle n’empêche ni la maladie ni la mort. Mais elle empêche quelque chose de plus grave encore : l’effacement pur et simple. Et c’est dans cette veille patiente, lucide, obstinée, que réside la force durable du livre d’Inoue Yasushi.

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