I Vitelloni aujourd’hui : la danse des immobiles
Il y a des films qui vieillissent, et d’autres qui prennent de l’âge sans perdre leur jeunesse. I Vitelloni, le film de Fellini sorti en 1953, appartient à cette seconde catégorie : un film qui ne cesse de dialoguer avec le présent, même lorsqu’il semble parler d’un monde disparu.
À l’heure où nos sociétés débattent de masculinité, d’émancipation, de harcèlement, de normes culturelles et de liberté d’expression, cet objet doux-amer devient presque un thermomètre moral.
Nino Rota, la musique d’une jeunesse qui hésite
Il faut commencer par là : la musique.
Chez Fellini, la musique n’est jamais décorative. Elle est une respiration intérieure, un double secret.
La partition de Nino Rota dans I Vitelloni — cette valse légère, presque enfantine, un peu nostalgique, un peu ivre — évoque immédiatement une douceur passée, un temps où l’on dansait avant de penser.
Cette musique me ramène à mes propres souvenirs :
des répétitions de Goldoni avec Jacques Lassalle, où l’élégance italienne rencontrait une forme de précision française ; un monde où les rythmes n’étaient pas seulement des tempos, mais des gestes, des voix, des corps ; un monde où le théâtre et la vie se répondaient comme deux miroirs légèrement déformants.
Dans I Vitelloni, la valse de Rota est un mouvement intérieur : on avance, on recule, on hésite. C’est exactement ce que font les personnages. Ils valsent avec la vie sans jamais entrer vraiment dans la danse.
Les vitelloni d’hier, les vitelloni d’aujourd’hui
Les « grands veaux » de Fellini — ces jeunes hommes oisifs, un peu dragueurs, un peu lâches, attachants mais perdus — n’ont pas disparu. Ils ont simplement changé de décor.
Aujourd’hui, ils portent des baskets neuves plutôt que des vestons élimés.
Ils vivent sur Instagram plutôt qu’au café du port.
Ils rêvent d’influence plutôt que de cabaret.
Et pourtant, derrière les écrans, la même torpeur :
des adultes qui refusent d’atterrir,
des garçons qui se rêvent hommes mais fuient leurs responsabilités,
des vies suspendues entre deux désirs contradictoires : être aimés et ne rien décider.
J’en ai été un, moi aussi, au début de ma jeunesse :
draguant, vivant aux crochets de ma famille,
dans une ville de province où les jours se ressemblent,
où l’on croit que l’avenir appartient toujours à d’autres.
On ne comprend qu’après coup que cette paresse apparente est une peur déguisée.
Le carnaval fini : la scène la plus belle
L’une des plus grandes scènes du film arrive après l’effervescence du carnaval.
La salle se vide, les masques tombent, les corps s’épuisent.
Il reste un seul danseur sur la piste, et un seul musicien pour jouer encore — comme si la fête n’appartenait plus qu’à eux.
Puis Alberto Sordi sort, ivre de fatigue, ivre d’alcool, ivre surtout de cette vie qu’il ne sait pas mener.
C’est une scène immense, parce qu’elle dit la vérité de nos existences :
on finit toujours seul au milieu d’une fête qui ne nous appartient plus.
Aujourd’hui, dans un monde saturé de distractions, ce plan résonne plus fort encore.
Et aujourd’hui ? Pourrait-on encore filmer cela ?
La question est vertigineuse.
Fellini montre Fausto draguer dans un cinéma, fumer, harceler une femme dans la boutique où son père lui trouve un emploi.
Il montre un couple qui fume dans une salle obscure, le mari draguant une inconnue tandis que sa femme, à l’autre bout du rang, ignore tout.
Ces scènes, aujourd’hui, seraient immédiatement qualifiées :
harcèlement, toxicité, manquement moral.
Elles le sont, factuellement. Et elles doivent être nommées.
Mais la question importante est ailleurs :
peut-on encore filmer la vérité crue d’un comportement répréhensible sans être accusé de le promouvoir ?
Dans les années 1950, Fellini filmait la réalité sans clause de moralisation.
Aujourd’hui, l’art est sommé d’instruire, d’expliquer, de désavouer. Il doit rassurer sur ses intentions.
Nous vivons un moment où la norme — souvent nécessaire, protectrice — est aussi devenue un filtre qui aplatit les nuances.
Peut-on encore montrer un adultère, un homme faible, un lâche, une femme humiliée, un jeune homme veule ?
Oui, bien sûr.
Mais à condition de s’en excuser avant, pendant ou après.
Fellini, lui, ne s’excusait jamais.
Il montrait, et c’était suffisant.
La liberté d’un cinéma imparfait
I Vitelloni n’est pas un film moral : c’est un film vrai.
Et c’est pour cela qu’il dérangerait peut-être davantage aujourd’hui que dans l’Italie d’après-guerre.
Non parce qu’il est rétrograde, machiste ou complaisant — il ne l’est pas.
Mais parce qu’il ose filmer l’ambivalence humaine.
Il ose dire que l’on peut être :
faible et touchant,
ridicule et bouleversant,
fautif et pourtant digne de compassion.
Cette complexité est devenue suspecte à l’heure des certitudes rapides.
Ce que I Vitelloni nous dit en 2025
En vérité, c’est un film qui nous parle directement.
Il nous dit que grandir, c’est accepter de quitter la salle de bal, de partir à l’aube comme Moraldo.
Il nous dit qu’on peut étouffer sous le poids des normes, mais aussi sous le poids du vide.
Et surtout, il nous rappelle que les existences immobiles finissent toujours par se briser.
Les vitelloni modernes ne traînent plus au bord de la mer :
ils sont sur leurs téléphones, dans des emplois précaires, dans des familles éclatées, dans des villes qu’ils n’ont pas choisies.
Mais leur désarroi est identique — cette difficulté à devenir soi dans un monde qui exige toujours d’être plus que soi.