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Billet de blog 19 octobre 2025

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J’entendis Jeanne Moreau dire : si le cinéma n’est plus…

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 “Si le cinéma n’est plus, qu’est-ce qui va raconter la vie des gens ?”

Je me souviens. C’était en 2007, au cinéma Les 400 Coups. Jeanne Moreau était là, assise tout près de moi. À la fin de la projection, elle s’est levée, et d’une voix calme, presque inquiète, elle a dit :
« Si le cinéma n’est plus, qu’est-ce qui va raconter la vie des gens ? »

Cette phrase, dite à quelques pas de moi, m’a bouleversé. J’étais ému de la voir, cette légende du cinéma, prononcer des mots si simples et si justes. Car Jeanne Moreau portait en elle la foi viscérale de cet art : pour elle, le cinéma n’était pas seulement un miroir du monde, mais une part de la civilisation elle-même. Elle savait que si nous perdions le cinéma, nous perdrions une part de notre humanité — car le cinéma, dans sa vérité nue, raconte la vie des gens telle qu’elle est, et non telle qu’on voudrait la rêver.
Et plus encore : il cherche, obstinément, à réconcilier l’homme avec lui-même.

C’est ce que fit Roberto Rossellini en 1948, dans Allemagne, année zéro.
Après Rome, ville ouverte, il filme non plus la résistance, mais la déraison d’après la chute, la stupeur d’un peuple parmi les décombres. Berlin est un champ de ruines, une métaphore de l’âme humaine après le cataclysme. Dans cette ville morte, un enfant, Edmund, erre sans repères. Son vagabondage n’est pas celui de la faim mais celui du désarroi moral. Il est manipulé par des adultes corrompus — d’anciens nazis, profiteurs de guerre, pères déchus — jusqu’à ce qu’un ancien instituteur, figure perverse du savoir détourné, l'entraîne dans ses combines et le pousse à empoisonner son propre père.
Ce geste monstrueux, accompli dans la naïveté d’un enfant qui croit bien faire, dit tout de la faillite d’une société. Le meurtre du père n’est pas seulement symbolique : il incarne la mort d’un monde qui a cru, dans un hubris de puissance industrielle et idéologique, pouvoir rivaliser avec Dieu.

Mais Edmund n’est pas seul dans l’histoire du cinéma.
Rossellini rejoint ici Charlie Chaplin, dans Le Kid (1921), où l’enfant abandonné devient, au cœur d’une ville indifférente, la mesure de toute humanité possible.
Chez Chaplin comme chez Rossellini, l’enfant est une victime et une lumière : il révèle la bonté ou la cruauté des hommes, il force le monde à se regarder sans fard. Mais là où Chaplin offre la tendresse d’un monde pauvre mais encore capable d’amour, Rossellini filme le moment où la tendresse s’est effondrée, où la misère n’a plus de cœur.
Entre les deux, il y a tout le chemin d’un siècle : celui qui a vu la technique devenir machine de mort, et la civilisation se retourner contre elle-même.

Un demi-siècle plus tard, Walter Salles poursuivra ce sillon dans Central do Brasil (1998).
Là encore, un enfant, Josué, cherche son père dans un monde en ruines — non plus de pierre, mais de valeurs. Accompagné d’une femme endurcie, Dora, ancienne institutrice devenue cynique, il traverse un Brésil dévoré par la misère, la corruption, l’abandon.
Et peu à peu, ce voyage vers le père devient un voyage vers la rédemption : Dora réapprend à aimer, à croire en la bonté.
C’est la même leçon, inversée : là où Rossellini filmait la chute morale, Salles filme la possibilité de renaissance.

Trois films, trois enfants, trois époques.
Le Kid, Allemagne année zéro et Central do Brasil sont les miroirs d’une même tragédie : celle d’un monde qui s’est perdu, et d’une enfance qui, seule, continue à porter la question du sens.
Ces enfants errants — du bidonville à la gare, de Berlin à Rio — incarnent la conscience blessée d’une humanité en quête d’elle-même.

Alors, les mots de Jeanne Moreau reprennent tout leur poids :
« Si le cinéma n’est plus, qu’est-ce qui va raconter la vie des gens ? »
Ni les séries, ni les images calibrées, ni les récits désinfectés ne peuvent remplir cette fonction. Seul le cinéma, dans son humilité de témoin, dans sa douce effraction dans la vie des gens, peut nous rappeler que raconter, c’est aussi préserver la dignité de vivre.

Le cinéma ne sauve pas le monde.
Mais il nous sauve du mensonge — et parfois, c’est déjà tout.

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