🎬 Pascal selon Rossellini : la science, la foi et le vertige du doute
« Si le cinéma ne le fait pas, qu’est-ce qui racontera la vie des gens ? » — Jeanne Moreau.
Je repense souvent à cette phrase, entendue de la bouche de Jeanne Moreau au cinéma Les 400 Coups à Angers, en juillet 2007.
Elle me revient chaque fois que je revois un film de Rossellini — et plus encore Blaise Pascal, cette œuvre austère, lumineuse, et profondément actuelle.
Rossellini filme ici non pas le savant, mais l’homme qui cherche à comprendre.
Il y a chez lui une rigueur, une précision presque scientifique dans le décor, les costumes, les gestes : on y sent le respect absolu des usages du XVIIᵉ siècle, loin du faux brillant des séries historiques contemporaines, où les héros sortent d’un salon de bronzage.
Chez Rossellini, rien de tel : la vérité se niche dans le détail — un outil, un livre, une chandelle — et c’est de cette justesse que naît la beauté.
🎥 L’épure et la précision
Ce film, comme Stromboli ou Voyage à Rome, repose sur une esthétique de l’épure.
Rossellini ne compose pas : il observe.
Il fait de la caméra une conscience, non un spectacle.
C’est pourquoi tout y semble « vrai » : l’emploi d’Étienne Pascal, officier royal du recouvrement des impôts ; la mécanique de la Pascaline ; les expériences sur le vide ; la conversion de Jacqueline ; la présence du Chancelier Séguier.
Le spectateur suit pas à pas la naissance d’un esprit scientifique et le glissement vers la métaphysique du doute.
🧠 Arditi, le corps de la pensée
Pierre Arditi, admirable, parvient à donner au jeune savant ce mélange d’ardeur et de fragilité, cette intelligence fiévreuse qui brûle plus vite qu’elle ne vit.
Il incarne l’esprit moderne : celui qui cherche la vérité tout en pressentant qu’elle est insaisissable.
Le film montre comment, à force de raisonner, Pascal découvre les limites de la raison.
Ce vertige, ce « silence des espaces infinis » qui effraie le libertin des Pensées, Rossellini le traduit sans effets, par la lumière même : un visage isolé, une chambre plongée dans la nuit, un souffle court.
🔬 Le film comme réflexion sur la transmission
Ce Pascal est aussi une méditation sur la manière de transmettre la science.
Rossellini ne sépare jamais la connaissance de l’expérience humaine : la foi du père, la piété de la sœur, la douleur du corps malade, tout cela participe de la même quête.
À travers le doute pascalien, c’est l’éducation elle-même qui est interrogée : comment enseigner sans dogmatisme ? Comment croire sans renoncer à comprendre ?
⚖️ Entre foi et raison
Rossellini esquive la tentation du prêche. Il ne fait pas de Pascal un saint, mais un homme.
On pourra lui reprocher une certaine façon d'enjoliver le portrait du penseur : ce Pascal humanisé, presque sceptique, est éloigné du rigorisme janséniste, de sa querelle contre les casuistes jésuites, de la liberté de conscience et de la « restriction mentale ».
Mais ce choix rend le film universel : il parle à notre époque où l’intelligence est souvent suspecte et la foi mal comprise.
Rossellini ne filme pas un dogme, mais un esprit en tension, qui fait de son doute une prière.
💭 Une œuvre politique et métaphysique
Au fond, Blaise Pascal interroge la même chose que Voyage à Rome : le vide intérieur que ni la raison ni l’amour ne comblent totalement.
La science, la foi, le pouvoir, la solitude — tout s’y entremêle comme dans une peinture de Rembrandt, dont on reconnaît les figures de style.
Et dans ce clair-obscur moral, le cinéma retrouve sa vocation première : faire voir la pensée à l’œuvre.
C’est là que le parallèle avec Christopher Nolan devient éclairant.
L’auteur d’Interstellar, d’Oppenheimer ou d’Inception cherche lui aussi à vulgariser la complexité scientifique, à rendre visibles les mystères du temps, de la gravité, de la mémoire.
Mais là où Nolan use de la démesure, de la structure labyrinthique et de l’émotion spectaculaire, Rossellini choisit la sobriété, la lenteur, la transparence.
Chez lui, le spectateur n’est pas ébloui : il est éveillé.
C’est toute la différence entre un cinéma qui explique et un cinéma qui instruit.
On pourrait dire que Nolan met la science en scène, tandis que Rossellini la met en pensée.
Ses films philosophiques — Socrate, Cartesius, Pascal — forment une fresque unique sur la naissance de la modernité : comment l’homme apprend à douter, à expérimenter, à penser librement.
Si Nolan s’inspirait de cette approche, il découvrirait peut-être que la clarté peut être aussi vertigineuse que la complexité.
Rossellini, en filmant Pascal, nous rappelle que le cinéma peut encore transmettre le savoir sans le trahir, éduquer sans imposer, émouvoir sans manipuler.
Et la phrase de Jeanne Moreau retrouve tout son sens :
si le cinéma ne le fait pas, qui racontera la vie — et les pensées — des gens ?