Voyage à Rome, le point de bascule
Juillet 2007, cinéma Les 400 Coups, à Angers.
Je me souviens d’elle, de sa voix légèrement voilée, de ce moment suspendu.
Jeanne Moreau, tout près de moi, prononçant ces mots simples, presque anodins :
« Si le cinéma n’existe plus, qu’est-ce qui racontera la vie des gens ? »
Cette phrase m’est restée. Elle me revient chaque fois que je vois un film qui tente encore de capter un fragment de vérité.
Car le cinéma, dans son essence, n’est pas qu’un art — c’est une mémoire vivante. Il a raconté la vie des gens quand aucun autre médium ne le pouvait : leurs gestes, leurs silences, leurs fatigues, leurs miracles minuscules.
Et peut-être qu’aujourd’hui, cette capacité s’effrite. Peut-être que les images nous submergent, mais ne nous racontent plus.
Je pense souvent à Voyage à Rome (Viaggio in Italia, 1954) de Roberto Rossellini, ce film fragile et immense à la fois, que beaucoup considèrent comme l’acte de naissance du cinéma moderne.
Un film presque sans scénario, tourné au jour le jour, les dialogues écrits la veille, improvisés parfois, avec cette liberté du geste qui invente son propre langage.
On y suit un couple anglais, Katherine et Alexander Joyce, venu vendre une villa près de Naples. Ils ne s’aiment plus. Ou peut-être ne se sont-ils jamais aimés.
Le voyage devient une dérive.
Et puis il y a Ingrid Bergman, visage de lumière et de mélancolie.
Elle incarne la femme étrangère, exilée dans un monde qui la convoite sans la comprendre.
Rossellini la filme avec une tendresse inquiète, comme s’il filmait leur propre séparation.
Elle traverse Naples seule, visite les musées, se perd dans les ruines romaines.
Il y a ce guide qui, craignant de tomber malade, la laisse gravir seule une colline battue par le vent : un instant d’ironie douce, mais aussi d’abandon.
Et cette scène de Pompéi, bouleversante, où le couple pétrifié d’amants exhumés des cendres devient leur miroir.
À ce moment précis, la fiction rejoint la vie. Le cinéma touche à la vérité.
🌍 Le choc des mondes
Rossellini oppose subtilement deux civilisations :
le Nord rationnel, protestant, moderne, et le Sud archaïque, mystique, charnel.
L’Anglais et l’Italien, l’intellect et l’instinct, l’argent et la foi.
La fameuse scène de la carafe d’eau — incompréhension banale entre un mari, une domestique, et une culture — résume cette fracture.
Et dans les rues de Naples, la musique populaire, les voix, les cris, contrastent avec le mutisme du couple, enfermé dans sa propre distance.
Comme souvent dans le cinéma italien de l’époque — Le Voleur de bicyclette, Stromboli — la beauté du monde se mêle au tragique ordinaire.
🧩 Déconstruire pour mieux voir
On dit que Voyage à Rome a inspiré la Nouvelle Vague.
C’est vrai. Mais cette liberté nouvelle — caméras légères, narration brisée, écriture immédiate — fut-elle vraiment une révolution populaire ou un jeu de jeunes bourgeois cultivés cherchant à casser les codes ?
Comme Braque et Picasso déconstruisant la peinture, Rossellini, Godard, Truffaut ont déconstruit la représentation.
Mais ont-ils changé la vie qu’ils représentaient ?
La question reste ouverte. Peut-être que le vrai risque du “nouveau cinéma” fut de devenir une esthétique de la distance, un art qui se regarde lui-même, oublieux des gens dont il prétendait parler.
Ce qu’il reste
Aujourd’hui, les écrans sont partout, et pourtant le cinéma semble s’effacer.
Les images abondent, mais le regard se raréfie.
Le réel est devenu matière brute, sans narration, sans point de vue.
Et je repense à Jeanne Moreau, à sa voix dans la pénombre du cinéma d’Angers, à cette question suspendue comme un reproche :
Si le cinéma n’existe plus, qu’est-ce qui racontera la vie des gens ?
Ni les algorithmes, ni les séries calibrées, ni les flux d’images ne le feront.
Peut-être seulement quelques poètes, quelques cinéastes obstinés, qui continueront de filmer la lumière sur un visage, le silence d’un couple, le souffle du vent sur les ruines.
Car c’est là, toujours, que la vie des gens recommence.