Le puits et l’oubli — lire La Dame aux cheveux roux d’Orhan Pamuk
Il faut relire Orhan Pamuk en acceptant de descendre. Descendre comme on le ferait dans un puits, dans une mémoire, dans une nuit dont on ne revient pas intact.
Dans La Dame aux cheveux roux, tout commence là — dans cette ouverture béante où l’eau se refuse à venir, où le monde ancien se tait. Le puits, chez Pamuk, n’est pas un simple décor rural : c’est un lieu métaphysique, un trou noir du souvenir, une bouche d’ombre où tout s’effondre. Rien n’en ressort, sinon quelques éclats d’énergie, des lambeaux de sensations, comme les résidus d’une mémoire engloutie.
Le puits, trou noir de la mémoire
Cem, adolescent d’Istanbul, y descend sous l’autorité de Maître Mahmut, puisatier d’un autre âge, figure du père spirituel, du dépositaire d’un savoir immémorial.
La mention de « Maître Mahmut » n’est pas anodine : elle installe la verticalité du sacré. Pamuk restitue à ce titre honorifique la dignité de la transmission artisanale, celle d’un monde encore ordonné, où la hiérarchie signifiait respect, apprentissage et patience. Cem, gamin curieux, s’attache à ce maître sévère mais juste, à sa lenteur, à ses contes tirés du Coran qu’il ne comprend pas encore mais dont il pressent la gravité.
Le travail du puits, avec sa poussière, sa douleur, son obstination, devient une forme de prière. Le pic heurte la roche comme un chapelet que l’on égrène. Et lorsque l’eau jaillit enfin, elle a la pureté d’une naissance. Pamuk décrit là une humanité qui creuse pour comprendre, qui souffre pour trouver la source — un monde où l’effort n’est pas dissocié du sens.
La fracture du seau
Tout bascule avec la chute du seau.
Ce moment où le treuil cède, où le métal tombe dans l’obscurité et blesse le maître, est une scène matricielle.
Cem, croyant avoir tué Mahmut, fuit. Il fuit comme on fuit le sacré brisé. C’est le point de bascule du roman, la fracture originelle : le passage du monde de la tradition à celui de la consommation, de l’eau au béton, de la profondeur à la surface.
Ce geste — ou plutôt cette panique — fait de Cem un homme moderne, c’est-à-dire un homme déconnecté. Il quitte le maître, la terre, la patience, pour devenir ingénieur technocrate, figure typique de la Turquie urbaine des années 1980.
À partir de là, tout change : Cem ne regarde plus les étoiles, il ne s’émerveille plus des lézards ni des tortues, il voyage, consomme, s’enrichit. Il vit dans un monde désacralisé où l’eau n’est plus symbole de vie mais marchandise, où le puits devient métaphore d’un temps perdu.
Le couple qu’il forme avec son épouse — sans enfants — incarne la stérilité de cette modernité triomphante. Et l’ironie cruelle veut qu’il baptise son entreprise Sorab, du nom du fils tué par le père dans le Shahnameh. L’héritage du mythe est devenu marque commerciale. Ce que Pamuk écrit ici est d’une lucidité tragique : le sacré ne disparaît pas, il se dégrade.
L’Orient et l’Occident : deux mythes, une même faute
La Turquie est placée par Pamuk au carrefour de deux tragédies.
Celle d’Œdipe, fils qui tue son père — mythe grec, occidental, symbole de la modernité et de la connaissance.
Et celle de Rostam et Sohrab, père qui tue son fils — mythe perse, oriental, symbole de la tradition et de la soumission.
Entre ces deux extrêmes, la Turquie hésite, comme Cem lui-même : entre révolte et obéissance, entre l’urbanisation capitaliste et la mémoire du puits.
Cem est doublement coupable : d’avoir fui son maître et d’avoir renié son héritage. Son fils Enver, fruit d’une union clandestine avec la Dame aux cheveux roux, revient lui rappeler cette dette. Le mythe se referme : le fils tue le père, comme si l’histoire se répétait dans un monde où plus personne ne sait pourquoi.
La Dame aux cheveux roux : la modernité en personne
La comédienne du chapiteau, la femme aux cheveux roux, incarne cette modernité tentatrice, ce monde de surface et d’illusion.
Elle est la figure du théâtre et du politique, de la représentation et du simulacre. Femme libre, de gauche, progressiste — donc scandaleuse dans la Turquie des années 1980 — elle initie Cem au désir, mais aussi à la perte.
Elle est à la fois amante, mère et vestale du mythe : elle relie les pères aux fils, les morts aux vivants, les tragédies à venir aux fautes anciennes.
L’union charnelle de Cem et de cette femme n’est pas un acte d’amour : c’est une transgression sacrée, une faute fondatrice, un passage initiatique qui le sépare définitivement de l’enfance. Le puits et la femme — les deux cavités du roman — se répondent, se confondent, absorbant le héros dans un vertige à la fois érotique et spirituel.
Le monde moderne : désacralisation et oubli
L’incident du seau, c’est donc la chute originelle.
Depuis ce jour, Cem avance dans un monde qu’il a vidé de son sens. Il bâtit, mais ne comprend plus. Il accumule, mais ne contemple plus. Là où autrefois il guettait les étoiles filantes avec Mahmut, il observe désormais la rentabilité, les chiffres, la hauteur des immeubles.
Pamuk le montre bien : lorsqu’il retrouve le puits, des années plus tard, il retrouve ses sensations premières — la terre, la chaleur, les insectes, les tortues, les lézards. Tout ce qu’il avait refoulé pendant trente ans lui revient d’un seul coup, comme un souvenir enfoui.
C’est le moment du retour à la réalité physique, à la matérialité du monde, à ce que la modernité avait fait taire. Le puits devient alors tombeau et révélation : un miroir tendu à la Turquie elle-même, qui redécouvre les conséquences de sa propre fuite en avant.
La Turquie entre deux eaux
Pamuk, par la destinée de Cem, écrit la tragédie d’une nation : celle d’un peuple passé du sacré au profane, du lien filial à l’individualisme, de l’artisanat à la technocratie.
La Turquie des années 1980-2000, celle qu’il dépeint, est un pays où les anciens quartiers sont rasés pour ériger des tours, où les épiciers sont remplacés par des chaînes de restauration rapide, où la mémoire s’enfouit sous le béton.
Cem est à la fois l’architecte et la victime de ce monde.
En fuyant son maître, il a fui son père ; en reniant la tradition, il s’est condamné à la répétition.
Il est devenu ce que la Turquie devient : une civilisation sans filiation, brillante et vide, prospère et amnésique.
Une tragédie de l’homme moderne
Le roman, au fond, ne parle pas seulement de la Turquie : il parle de nous.
Nous sommes tous Cem, creusant un puits dont nous oublions le sens, fascinés par la surface, coupés de la profondeur.
Pamuk ne moralise pas : il constate. Il dit simplement que la perte du sacré — du Maître Mahmut, du regard vers les étoiles, de la main calleuse qui creuse — nous condamne à tourner en rond dans le noir.
Et que, parfois, au fond du puits, on retrouve non pas l’eau, mais son propre reflet.