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Billet de blog 20 octobre 2025

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Le flou et la foi : De Gaulle ou la clarté dans l’ambiguïté

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Charles de Gaulle, prestidigitateur de l’Histoire

De Julian Jackson à la scène du balcon d’Alger, le général De Gaulle apparaît comme un équilibriste hors pair, un joueur de quiproquos qui a su faire danser la France entre grandeur et absurde. Sous son humour distant et son art du flou se cache un engagement total : celui d’un homme qui a transformé les contradictions du siècle en théâtre de la destinée.

Un funambule entre chaos et grandeur

Dans sa monumentale biographie De Gaulle (Seuil, trad. 2019), l’historien britannique Julian Jackson brosse le portrait d’un homme pour qui la politique fut avant tout un art du funambulisme. Chez De Gaulle, l’ambiguïté n’est pas faiblesse, mais arme. Le flou devient stratégie. La contradiction, instrument de pouvoir. Il marche sur un fil tendu entre le tragique et le burlesque, entre l’héroïsme et le théâtre — comme s’il savait que l’Histoire, pour tenir debout, devait s’écrire au bord du vertige.

Le 4 juin 1958, sur le balcon du Gouvernement général à Alger, la scène devient emblématique. La foule acclame sans répit Jacques Soustelle, idole des pieds-noirs. De Gaulle, profitant d’un bref instant de silence, lâche son fameux : « Je vous ai compris. »
Julian Jackson raconte que personne, dans la clameur, ne saisit réellement le sens de la phrase. Et c’est justement ce qui en fit la puissance. Chacun, pied-noir, musulman, militaire ou républicain, y lut ce qu’il voulait entendre. Cet art du flou, de la polysémie calculée, De Gaulle le maîtrisait à la perfection — une langue d’ambiguïté maîtrisée, forgée dans la conscience aiguë que le réel est toujours multiple et que le chef d’État doit pouvoir parler à toutes ses parts.

L’humour comme distance souveraine

Chez De Gaulle, cette maîtrise du flou s’accompagnait d’un humour à la fois discret et tranchant, une ironie souveraine sur le cours des choses et les vanités humaines. À Fécamp, il déclare : « Fécamp, port de mer qui entend le rester et le restera. »
Phrase d’un comique presque absurde, dénuée de pathos, mais révélatrice de son génie : sous une apparente indifférence se cache une implication totale. L’humour gaullien est une manière de dompter le tragique — un sourire d’homme qui, ayant vu la débâcle, la solitude et la mort, ne croit plus à la gravité comme posture.

Son humour est celui d’un moraliste qui observe le monde avec une distance d’astronome. Il savait que le grotesque n’est jamais loin du drame, que les grandes heures de l’Histoire s’écrivent souvent sur des malentendus. Et qu’au fond, le chef doit ménager l’incompréhension comme un espace de respiration collective.

Un prestidigitateur du réel

L’un des plus fascinants traits du portrait dressé par Jackson est le côté rocambolesque, presque ubuesque, de l’homme du 18 Juin. Le destin de De Gaulle semble parfois basculer dans une logique de roman picaresque : quand il demande au maréchal Juin, son ami fidèle, de lui rapporter de simples chemises et des chaussures d’Alger ; ou quand, à Bordeaux, le 17 juin 1940, il fait charger ses valises à l’extérieur de l’avion qui doit l’emmener vers l’Angleterre alors qu’il est menacé d’arrestation. Il enverra un télégramme au gouvernement, le même jour, lui demandant s’il doit continuer à négocier alors que le lendemain, le 18 juin, il appelle à continuer la lutte.

Ces détails anodins, presque comiques, rappellent que le grand homme est aussi un être plongé dans la farce du monde. Chez De Gaulle, la grandeur est traversée de trivialités. Il y a du prestidigitateur en lui : il fait surgir la légende d’un geste, transforme le hasard en dessein, l’accident en destin.
Comme un illusionniste, il se sert des quiproquos, des rivalités et des vanités humaines pour construire la cohérence de son œuvre. Il ne maîtrise pas tout : il orchestre le désordre.

L’art du flou, ou la clarté par l’ambiguïté

C’est dans ce rapport au flou que réside l’un des paradoxes les plus féconds du gaullisme. Le général sut rester évasif sur les drames qui secouèrent la France : le massacre de Sétif, la fusillade du métro Charonne, ou encore les morts syriens de 1944 causés par les bombardements français. Il ne commentait pas, il absorbait.
Cette posture ne relevait pas de la lâcheté mais d’une philosophie politique : celle d’un homme convaincu que la parole publique doit créer du sens, non pas le refléter. De Gaulle ne mentait pas : il laissait chacun rêver à sa propre vérité.

Dans la question algérienne, il fit du flou une arme de modernisation. Pour lui, l’Algérie française était un frein qui empêchait la France d’entrer dans l’ère de la modernité. Il fallait rompre sans rompre, dire sans dire. Et c’est dans ce clair-obscur qu’il parvint à retourner le cours des événements — comme en mai 1968, lorsqu’il transforma en triomphe électoral une situation désespérée, quelques jours après avoir fui à Baden-Baden.

L’héritage du Nord : un catholicisme de la distance

Ce mélange d’humour, de distance et d’intuition quasi mystique plonge ses racines dans un héritage : celui du catholicisme social du Nord de la France, milieu où De Gaulle a grandi. Il en conserve la foi dans la dignité du travail, la méfiance envers les puissants, la conviction que la grandeur de la France ne peut se dissocier d’un certain humanisme chrétien.
Sa distance, si souvent interprétée comme froideur, est au contraire le signe d’un engagement profond : celui d’un homme qui, conscient de l’imperfection du monde, choisit d’en rire pour mieux le transformer.

L’ultime illusion

En mai 1968, alors qu’il semblait condamné par l’Histoire, De Gaulle réalise son ultime tour de prestidigitation. Parti à Baden-Baden, absent, presque déchu, il revient en scène comme un deus ex machina. Quelques semaines plus tard, il triomphe aux élections législatives. Il a encore une fois retourné la réalité — transformé le vide en victoire.

Julian Jackson montre ainsi un homme pour qui le tragique et le burlesque se confondent, un chef d’État qui avance dans l’Histoire comme dans une pièce de théâtre.
Charles de Gaulle, loin de l’image d’un bloc de marbre, apparaît alors comme un homme de chair et de paradoxes, un illusionniste lucide, un équilibriste au milieu du tumulte, un funambule de la grandeur française.

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