Tribune : Jeanne Moreau, la liberté au cœur de “La Notte”
Je ne suis pas féru des histoires d’amour au cinéma. Elles me lassent. Rien ne m’ennuie davantage qu’un couple qui ne s’aime plus, ou qui cherche désespérément à retrouver un sentiment perdu. J’y vois toujours le même drame petit-bourgeois, englué dans la monotonie de ses affects et de ses salons. Et pourtant, certains films, à travers ces drames domestiques, parviennent à révéler bien davantage : le reflet d’une époque, d’une société, d’un monde en mutation.
Ainsi La Notte (1961) de Michelangelo Antonioni, qu’on présente souvent comme un film fondateur du réalisme italien moderne. Il ne raconte pas seulement la lente désagrégation d’un couple milanais, Giovanni et Lidia Pontano ; il dresse surtout le portrait d’une Italie du Nord industrielle, de la région de Milan en pleine transformation, où les êtres se cherchent et se perdent, d’illusion en désillusion. Derrière les façades vitrées et les cubes géométriques de la ville s’esquisse une humanité sans repères, vidée de sens.
Je l’avoue : j’ai beaucoup de mal à entrer dans ce type de film. Sa lenteur, son silence, son atmosphère glacée m’éloignent. Mais quelque chose me retient : Jeanne Moreau.
🌹 Jeanne Moreau ou la présence incarnée
J’ai eu la chance de la côtoyer un peu, une semaine à peine, dans un contexte où le hasard m’a placé sur sa trajectoire. La première fois qu’elle m’a vu, elle s’est penchée vers son voisin et a demandé : « C’est qui ce bonhomme ? »
Ce fut un instant suspendu. Je n’avais rien fait de spécial, simplement attiré son attention d’une manière gentille, presque involontaire. Mais, pour moi, c’était comme si le personnage de cinéma avait traversé l’écran pour me parler. Être face à un mythe, c’est une expérience étrange : on sent que le réel vacille.
Jeanne Moreau m’a toujours semblé appartenir à un univers auquel je n’avais pas accès : un monde d’élite artistique, où les êtres ont conscience de ce qu’ils sont et de ce qu’ils représentent. Jean Renoir disait d’elle qu’elle était « probablement l’actrice que j’admire le plus ». Et je le comprends.
Même si je n’ai aucune affinité pour les amours bourgeoises qui se cherchent — ni dans La Notte ni dans Voyage en Italie de Rossellini —, je reste à genoux devant la beauté de Jeanne Moreau, de Marcello Mastroianni et de Monica Vitti.
Leur simple présence provoque un vertige. Ces visages, ces regards, cette lenteur méditative : tout semble suspendu entre la grâce et la désespérance.
🕊️ La liberté filmée
Jeanne Moreau incarne avant tout la liberté. C’est le premier mot qui me vient à l’esprit. Les réalisateurs l’ont souvent filmée muette, déambulant dans la ville (Ascenseur pour l’échafaud, La Notte), comme si son corps seul suffisait à dire l’essentiel : le refus des conventions, la dignité du silence, la résistance de la femme au tumulte du monde.
Avec son buste altier, son regard fixe, sa bouche dessinée, elle réunit la classe bourgeoise et la canaille populaire, la vertu et le vice, la pudeur et la transgression. Elle marche dans les rues de Milan encombrées de voitures comme une sphinge moderne, beauté muette aux yeux fixes, voyant défiler le temps sans jamais s’y perdre.
Elle est la beauté immortelle, celle dont parlait Baudelaire, cette beauté « qui marche sur le monde avec une sereine indifférence ».
🧠 Lidia, miroir de son époque
Dans La Notte, Jeanne Moreau incarne Lidia Pontano, épouse d’un écrivain célèbre, Giovanni. Leur couple s’étiole lentement. Lidia n’a pas de métier — son inactivité n’est pas anodine : Antonioni en fait le symbole d’une femme lucide, confinée dans son rôle, spectatrice du monde et de sa propre vie.
Elle lit, observe, se promène seule. Elle pleure la mort d’un ami qu’elle aimait peut-être plus que son mari. Elle ressent les choses profondes — la perte, la mort, le temps —, tandis que Giovanni s’enfuit dans la légèreté et la séduction, grisé par sa gloire.
Cette absence d’action traduit à la fois la condition féminine bourgeoise des années 1960 et la crise existentielle d’une conscience trop éveillée. À travers elle, Antonioni montre une société où la femme commence à s’affranchir : les muses d’hier deviennent des êtres libres, capables de choisir — d’aimer ou de ne plus aimer.
🏙️ Un film de structures et de silences
Les personnages évoluent dans un décor d’architectures modernes, de cubes et de perspectives cloisonnées, où l’ombre et la lumière découpent les êtres comme des silhouettes abstraites.
Chaque image d’Antonioni est un tableau à décrypter, héritier de la perspective de Brunelleschi ou de Ghiberti. Le film relie la mémoire artistique de l’Italie à sa mutation industrielle.
L’industriel qui « s’offre » un écrivain en la personne de Giovanni rappelle la tradition des Médicis : la même hiérarchie sociale se perpétue, seuls les décors ont changé.
❤️ L’aveu final : le cœur contre le vide
Le film se déroule sur vingt-quatre heures : une nuit d’errance et d’éveil. Lidia, à la fin, relit la première lettre d’amour de son mari. Giovanni tente de l’étreindre — fausse étreinte, faux amour.
Elle lui dit simplement : « Je ne t’aime plus. »
Cette phrase clôt le film comme un cri de vérité. Dans un monde de simulacres, Lidia choisit le cœur contre le mensonge, l’authenticité contre la gloire.
C’est là que la femme triomphe. Elle s’élève au-dessus du matérialisme ambiant, de la séduction vaine et des faux désirs. Et c’est là aussi que Jeanne Moreau, par sa seule présence, devient universelle : regard fixe, intemporel, connecté au cœur même de l’humanité.
🌍 Conclusion : l’éternel féminin
Lorsque je repense à mon propre regard croisé avec celui de Jeanne Moreau — vingt secondes d’intensité absolue —, je comprends mieux pourquoi Antonioni l’a filmée ainsi : parce qu’elle savait faire abstraction de tout ce qui l’entourait.
Ce regard contenait le monde. Il symbolisait la liberté absolue, celle d’une femme qui, par sa conscience, son silence et sa beauté, dépasse la fiction.
Dans La Notte, elle n’est pas seulement Lidia.
Elle est toutes les femmes à la fois : celles qui s’affranchissent, qui doutent, qui choisissent, qui ne se laissent plus posséder.
Elle est l’éternel féminin à l’heure où l’Italie industrielle, et plus largement l’Occident moderne, vacille entre progrès et perte du sens.
Et c’est sans doute pour cela que, même si je n’aime pas les histoires d’amour filmées, La Notte continue de me hanter : parce qu’à travers Jeanne Moreau, c’est la liberté elle-même qui nous regarde.