Le jour où Duchemin a laissé la place à Poutine
Il existe des moments où la fiction psychanalytique — celle de Duchemin (traduit du russe Путин), le petit fonctionnaire effacé — se dissout et laisse apparaître l’homme réel : Poutine.
Le 25 novembre 2022, à Novo-Ogaryovo, lorsqu’il s’est assis face à des mères russes endeuillées par la mort de leurs fils en Ukraine, Poutine n’a pas seulement étalé une stratégie politique.
Il a montré la structure intime qui le meut, cette architecture psychique qui ne peut affronter la souffrance que sous la forme d’un récit contrôlé.
Il leur a dit :
« Nous partageons votre douleur. »
« Rien ne remplace un fils. »
« Il n’est pas mort en vain. »
« La vie est plus complexe que ce qui est montré à la télévision ou sur Internet. Il y a beaucoup de mensonges. »
Ces phrases, connues, analysées, commentées pour leur froideur, révèlent pourtant d’abord un mode de fonctionnement intérieur.
Celui d’un monstre insensible, certes, mais celui d’un sujet incapable de laisser exister l’affect d’autrui sans le remodeler pour survivre.
La froideur de Poutine : un mécanisme de défense et un calcul
Lorsque Poutine dit « Nous partageons votre douleur », il ne crée pas une empathie.
Il absorbe la douleur dans un “nous” indistinct, afin d’éviter d’être exposé à la charge émotionnelle brute.
La psychanalyse connaît bien ce mécanisme : c’est une cooptation de l’affect, une façon de ne jamais laisser l’autre souffrir seul, car la souffrance de l’autre crée une brèche insupportable dans le sujet.
La douleur maternelle — ce cri archaïque, irréductible — menace de réveiller chez Poutine un vide qu’il s’efforce de tenir enfoui.
Pour le maintenir scellé, il doit neutraliser, recadrer, fermer tout affect qui dépasse.
La phrase la plus révélatrice : “Votre fils n’est pas mort en vain”
Pour une mère, la mort est un gouffre.
Pour Poutine, elle devient un “but accompli”.
C’est un geste d’une puissance psychanalytique rare :
la mort perd sa dimension chaotique et retrouve une place dans un récit.
Ce n’est pas un hasard : pour qu’un sujet narcissiquement vulnérable puisse rester debout, tout événement majeur doit être remis en forme, symbolisé, contenu.
Dans la pensée de Poutine, rien de grave ne peut rester brut.
La mort doit avoir une fonction. Sinon, elle devient une faille, et une faille met le sujet en danger.
La désactivation de l’empathie : le détour par la suspicion
Lorsqu’il dit : « La vie est plus complexe que ce qu’on voit sur Internet. On y trouve des mensonges. »
Poutine ne parle plus des morts, ni des mères. Il parle de la menace du réel.
La douleur des familles est reléguée dans le même espace que les “mensonges en ligne”. Le témoignage authentique devient “bruit”,
le vécu devient “désinformation”, la souffrance devient “narratif douteux”.
C’est un mécanisme classique de désubjectivation de l’autre : on empêche l’autre d’exister comme sujet souffrant en le renvoyant à un registre suspect. C’est ainsi que Poutine protège sa psyché : ce qui pourrait fissurer le récit doit être disqualifié.
Kafka : l’homme incapable de rester seul face au réel
On a souvent décrit Poutine comme un stratège froid.
Mais dans ces moments, il apparaît plutôt comme un homme incapable de supporter la réalité nue — celle d’une mère et de son fils mort.
Poutine, comme les personnages de Kafka, semble prisonnier d’un labyrinthe intérieur où le réel doit toujours être réinterprété pour cesser de faire mal. La souffrance brute n’est pas tolérable. Elle doit être filtrée, administrée, réduite.
Orwell : la douleur doit devenir un élément du récit d’État
La scène de Novo-Ogaryovo est orwellienne en ce sens qu’elle illustre parfaitement la transformation de l’individu en élément du récit national.
La mère n’est plus une mère. Elle devient la preuve vivante de la “justesse” du sacrifice. Le fils n’est plus un être humain.
Il devient un “objectif accompli”. Dans ces mots, on voit à l’œuvre la logique du pouvoir totalisant :réduire les individus à des fonctions.
Cela ne provient pas seulement d’une vision politique : c’est une stratégie psychique de stabilisation.
Ce que cette scène dit du fonctionnement de Poutine
Elle montre un homme qui :
ne peut laisser entrer la douleur sans la reformater,
ne tolère pas l’émotion brute et l’éteint immédiatement,
donne un sens aux morts pour éviter l’effondrement interne,
déclare suspect tout discours qui échappe à son contrôle,
transforme la souffrance en instrument narratif.
C'est la froideur du calcul politique. C’est aussi la froideur de la défense psychique. Poutine n’a pas parlé aux mères pour les consoler.
Il a parlé pour rester intact à leurs yeux — et à ses propres yeux. Car si la douleur d’une mère avait pu exister là, dans sa pleine intensité,
elle aurait fissuré l’édifice intérieur qu’il s’est construit depuis tant d’années. Et cela, il ne peut le permettre.
Et cela s'accompagne d'un usage politique de la douleur.
On pense ici à Mélenchon, à Bardella et Le Pen.
Une structure psychique qui a besoin de contrôler l’affect trouve naturellement intérêt dans une stratégie politique qui contrôle la narration.
Dans la Russie post-soviétique, la gestion du deuil collectif a toujours été un enjeu politique.
Depuis la guerre d’Afghanistan jusqu’aux catastrophes industrielles, le pouvoir sait que :
la colère des mères est dangereuse,
la “mort héroïsée” stabilise,
la mort “injuste” fragilise l’État.
Donc oui : Poutine calcule aussi.
Il consolide une mythologie du sacrifice, indispensable pour justifier une guerre coûteuse.