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Billet de blog 24 novembre 2025

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Le “cosmopolite”, cet ennemi commun : d’Hitler à Zemmour

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La haine du « cosmopolite » : rhétorique et héritages d’un discours d’exclusion

Le débat enflammé du 18 novembre 2025 sur LCI entre Éric Zemmour et Raphaël Glucksmann a illustré à quel point le thème du « cosmopolitisme » sert aujourd’hui d’arme rhétorique d’exclusion. Zemmour a accusé Glucksmann d’être un « cosmopolite » qui n’aime pas la France, citant à la volée une ancienne phrase de l’eurodéputé (« Quand je vais à New-York ou à Berlin, je me sens plus chez moi que lorsque je me rends en Picardie ») pour le disqualifier.

Il a même lancé à Glucksmann : « L’histoire de France ne vous concerne pas »huffingtonpost.fr, utilisant une formule-coup de poing pour l’ostraciser.

Glucksmann, de son côté, a affirmé – non sans vigueur – que « le patriote, c’est moi », dénonçant une France « forte de sa diversité ». Mais c’est bien la manière dont Zemmour stigmatise son adversaire – en le traitant d’« apatride » ou de « déraciné » – qui retient l’attention. Selon le journaliste Boris Enet, Zemmour « attaque le cosmopolite, apatride et suspecté de ne pas aimer son pays », accusant par exemple Glucksmann d’être « plus à l’aise à Bruxelles et New York qu’en Picardie »lejournal.info.

Ce schéma n’est pas nouveau : dans des débats antérieurs (notamment face au philosophe Bernard-Henri Lévy), Zemmour avait déjà repris le motif des élites mondialisées – fréquemment en avion – pour en faire la preuve symbolique de leur « déracinement ». Traiter ainsi un adversaire de « citoyen du monde », c’est aussitôt le priver de sa légitimité nationale, l’assigner à l’étranger.

Cette rhétorique du cosmopolite indigne doit beaucoup à un imaginaire politique beaucoup plus ancien.

On y retrouve les échos directs du nazisme et du nationalisme intégral d’avant-guerre.

Dans un discours prononcé à l’usine Siemens de Berlin le 10 novembre 1933, Adolf Hitler dénonçait déjà « une petite clique internationale, déracinée » accusée de trahir les « travailleurs allemands ». « Ce sont des gens qui sont chez eux partout et nulle part, qui vivent aujourd’hui à Berlin, qui pourraient vivre demain à Bruxelles, après-demain à Paris… et qui se sentent partout chez eux. Ces gens-là sont les seuls à être des éléments internationaux… », clamait Hitler, ajoutant que « le peuple, lui, est enchaîné à son sol, à sa terre d’origine »lemonde.fr.

L’image est claire : une minorité déracinée, « internationale », contraste avec un peuple enraciné dans sa patrie. Sous-entendu : ces élites « planétaires » ne peuvent comprendre ni aimer la nation. Cette opposition binaire entre le « peuple » attaché à la terre et les « élites mondialisées » sans patrie est un trope fondateur du discours nazi, repris plus tard mot pour mot par des figures du populisme contemporain.

Maurice Barrès, dans son roman Les Déracinés (1897), avait lui aussi mis en scène ce conflit entre enracinement et cosmopolitisme. Pour Barrès, la jeunesse déconnectée de ses racines provinciales court à la ruine spirituelle. Il l’énonçait de façon limpide : « La patrie est plus forte dans l’âme d’un enraciné que dans celle d’un déraciné »citations.institut-iliade.com.

L’homme enraciné porte en lui l’héritage de sa terre, tandis que le déraciné perd toute force collective. Charles Maurras – leader intellectuel de l’Action française – développera cette idée : dans son essai L’Enracinement (1906), il jugeait que « qui est déraciné déracine, qui est enraciné ne déracine pas »fr.wikisource.org. Chez lui, le déraciné est un être dangereux qui sème la décomposition sociale, par opposition à l’enraciné qui préserve la tradition. Maurras note en outre que « la richesse est cosmopolite »fr.wikisource.org, soulignant que l’argent tend à détacher les hommes de leur pays – ce qui n’est pas sans rappeler les critiques modernes de la mondialisation. Ces penseurs fin XIXᵉ-début XXᵉ insistaient donc déjà sur un vocabulaire du « sol », de la « terre d’origine », des « racines » pour qualifier la vertu des patriotes, au contraire des élites « itinérantes » ou « mondialisées » décrites comme déracinées.

Points de rhétorique communs. Les exemples ci-dessus dévoilent plusieurs constantes.

D’abord, la structure binaire enraciné vs déraciné ou autochtone vs étranger à soi. Hitler l’affirme: « le peuple, lui, est enchaîné à son sol, à sa terre d’origine »lemonde.fr, tandis que « ces gens-là [sont] chez eux partout et nulle part » – formule très proche de la parabole « you are not of this earth » que Zemmour adresse aujourd’hui en sous-entendu. On retrouve le même clivage chez Maurrasfr.wikisource.org ou Barrèscitations.institut-iliade.com.

Le vocabulaire est lui aussi révélateur: du côté « pur », on parle de racines, terre, peuple, sol, patrie; du côté «  impur », de monde, internationale, cosmopolite, global. Par exemple, Hitler fustigeit la « clique internationale déracinée »lemonde.fr, Zemmour parle de « cosmopolite apatrides »lejournal.info. Cette lexicographie oppose clairement l’attachement local au déracinement global.

Ensuite, le discours s’appuie souvent sur des phrases choc (ou « couperets ») pour marquer les esprits.

Ainsi de l’injure de Zemmour : « L’histoire de France ne vous concerne pas »huffingtonpost.fr (variante contemporaine de « vous n’êtes pas des nôtres ») ; ou de la diatribe hitlérienne : « petite clique internationale déracinée… ces gens-là sont chez eux partout et nulle part »lemonde.fr.

Ce sont des sentences d’exclusion qui assignent l’adversaire hors de la communauté nationale. On note aussi l’usage des appels à l’autorité ou au mythe national : Maurras et Barrès convoquaient « la terre et les morts » de la nation, Hitler invoquait le « peuple allemand », Zemmour revendique quant à lui un « peuple français » fantasmatique. Enfin, l’argumentaire proscrit souvent la nuance : l’universalisme (« vivre partout dans le monde ») est assimilé à un complot ou à un vice. Par exemple, Maurras décrit la Révolution sous l’étiquette du « déracinement », et Zemmour amalgame cosmopolitisme et « traitrise » de l’identité nationale.

Ces traits rhétoriques convergent à dresser un ennemi intérieur homogène : le « citoyen du monde », présenté comme indifférent au destin national. En un sens, Zemmour prolonge les schémas d’hier. Son lien explicite entre « déplacements mondiaux » et « déracinement politique » fait écho à l’Allemagne nazie (le motif de la « petite clique internationale »lemonde.fr) et au nationalisme intégral français. C’est un discours récurrent : déjà en 2018 le coprésident de l’AfD, Alexander Gauland, reprenait un extrait quasi-identique du discours de Hitler (sans le nommer) pour attaquer une « classe mondialisée déracinée » (ceux qui « se sentent comme des citoyens du monde »lemonde.fr).

Ici, Zemmour assimile Glucksmann à cette élite supposée, accusant « les vôtres [d’avoir] favorisé cette extrême diversité avec l’invasion islamique »tf1info.fr et concluant mécaniquement : « La France ne vous appartient pas » (autrement dit, « elle ne vous concerne pas »).

  • Binary ou pas ? En somme, le discours s’organise en miroir binaire. D’un côté, l’enracinement (patrie, terroir, héritage) comme valeur cardinale ; de l’autre, la mobilité (voyages, universalisme, mondialisme) comme signe d’exil intérieur. Hitler illustre cette structure à outrance en soulignant que le paysan est « attaché à sa terre » tandis que les élites sont « chez eux partout et nulle part »lemonde.fr. Maurras la formule aussi : « Qui est déraciné déracine, qui est enraciné ne déracine pas »fr.wikisource.org. Ce schéma conduit Zemmour à décréter que quelqu’un qui se sent « plus chez lui à New York qu’en Picardie » ne peut défendre la France.
  • Lexique du sol vs lexique du flux : Du côté des enracinés, on mobilise tout un champ sémantique rural et national (sol, terre, enracinement, patrie, ranimer « le sentiment national »). En face, les mots-clés sont « mondialisation », « internationale », « cosmopolite », voire « clique déracinée »lemonde.fr. Par exemple, Maurras déplore que « la richesse est cosmopolite »fr.wikisource.org, c’est-à-dire qu’elle transcende les frontières et affaiblit les attachements locaux. Ce champ sémantique n’est pas innocent : il présuppose que le salut vient de la « ré-enracinement » de tous (retour aux traditions rurales ou historiques) et que « l’émancipation » par le monde moderne est nocive.
  • Formules d’autorité et exclusion : L’accusation se double toujours d’une sanction morale. Dire « L’histoire de France ne vous concerne pas »huffingtonpost.fr équivaut à renvoyer l’interlocuteur hors de la communauté (autre exemple : « Ils ne sont pas des nôtres »). L’appel au « bon sens populaire » est implicite : le vrai Français est enraciné, c’est soi-disant la majorité saine. Toute différence (politique, culturelle ou religieuse) devient suspecte ; on cite aux cas extrêmes Barrès sur la « race » ou Hitler sur les « Jewish world citizens », mais ici le motif s’adapte : on jette l’anathème sur l’« île barbue » cosmopolite sans le dire (injonction voilée, « les Vôtres » de Zemmour désignent les progressistes). Au final, le message est clair : refuser son identification à ce peuple mythifié, c’est sortir du récit national.

Continuum historique. Si le contexte idéologique a changé, les modes d’argument restent étonnamment stables. Du général Boulanger aux ligues des années 1930 (Barrès, Maurras), en passant par les extrêmes droites post-1945, on retrouve toujours cette nostalgie de la terre et cette xénophobie des idées « etatiques » ou universelles.

Zemmour n’invente rien : il insère le débat actuel dans une longue tradition. Le passé le montre, quand un leader nationaliste voulait exclure un adversaire, il le traitait déjà de cosmopolite dégénéré. Ainsi, en 1933 Hitler traitait ses adversaires d’« internationaux déracinés » qui trahissent les travailleurslemonde.fr. C’était à l’origine un code pour désigner les Juifs et les intellectuels progressistes comme des ennemis de « la France » ou « de l’Allemagne ». Aujourd’hui le mot n’est plus codé, mais le procédé est le même : on fabrique un ennemi interne en l’excluant de la nation.

Le parallèle est net : l’arme du cosmopolitisme sert d’abord à « déprendre » certains de leur qualité de citoyen. Comme l’expliquait Barrès lui-même, le déracinement de la jeunesse française (exil volontaire à Paris, carrière européenne, etc.) était à ses yeux synonyme de trahison des valeurs nationalescitations.institut-iliade.com. Zemmour agit de même : être né en France ne suffit pas selon lui, il faut « sentir » la France (un critère indéfini et exclusif). Raphaël Glucksmann, fils du philosophe engagé André Glucksmann, l’a appris à ses dépens : ses lectures et ses voyages lui ont valu d’être jugé « apatride » par l’héritier de Maurras. La boucle est bouclée quand Zemmour taxe explicitement les idées universelles de « coïncidence avec le projet islamique de colonisation », revenant à la vieille rhétorique de la « résistance du peuple chrétien enraciné » face aux flux étrangerstf1info.frhuffingtonpost.fr.

Au total, la période contemporaine n’a fait que recycler l’arsenal rhétorique du passé : Barrès, Maurras et Hitler plaidaient déjà pour « une civilisation enracinée » (selon le titre d’un volume de Maurras) et dénonçaient « les Juifs et autres détraqués du monde » qui menaient à la ruine. Zemmour et d’autres courants populistes reprennent ces codes symboliques sous couvert de patriotisme – identifiant à tort tous les « cosmopolites » à des ennemis de la France.

Cette continuité rhétorique est éclairante : elle montre que le slogan anti-cosmopolite n’a rien de neutre ou de factuel, c’est un marqueur d’intolérance. Les lecteurs et citoyennes attentifs n’ont pas oublié que c’est exactement par de telles dénonciations qu’on a autrefois légitimé les persécutions et exclu les dissidents. Nous n’en sommes pas encore là, mais le parallèle interpelle : dans la France de 2025, labelliser « les autres » comme étrangers à la nation résonne étrangement comme un écho des années 1930.

Sources et figures citées : Rapportant ces observations, on s’appuie sur les interventions médiatiques récentes et sur les textes historiques. Les propos de Zemmour et Glucksmann ont été recueillis lors du débat LCI de novembre 2025huffingtonpost.frlejournal.info.

Nous mobilisons en parallèle le discours prononcé par Hitler à Berlin le 10 novembre 1933 (usine Siemens), où il dénonçait explicitement les « internationaux déracinés » opposés au peuple allemandlemonde.fr. Sont également cités les écrits de Maurice Barrès (Les Déracinés, 1897) et Charles Maurras (L’Enracinement, 1906) sur le déracinement, qui posent les fondements intellectuels de cette rhétoriquecitations.institut-iliade.comfr.wikisource.org. Chaque extrait cité est conforme aux sources accessibles et vise à illustrer l’usage continu de ces stratégies idéologiques.

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