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Billet de blog 27 octobre 2025

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Fellini ou la nostalgie du merveilleux

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Amarcord ou la nostalgie du monde perdu

Amarcord n’est pas un film comme les autres. Sa musique, sa bande-son, cet air qui semble descendre un escalier infini, reste dans l’oreille longtemps après la projection. Ce n’est pas seulement un souvenir de cinéma : c’est une mémoire collective, un rêve éveillé, un retour vers l’enfance du monde.

Il y a d’abord la Gradisca, pin-up du village, femme flamboyante et inaccessible, cœur battant de l’affiche et de l’imaginaire fellinien : la femme italienne pulpeuse, sublimée par le regard des bambinis, des adolescents comme Titta, double de Fellini. Il y a la marchande de tabac aux seins obus, l’icône populaire d’une sensualité à la fois triviale et sacrée.
Oserait-on encore montrer aujourd’hui la scène où Titta, enfermé dans la boutique, se retrouve coincé entre la poitrine de la buraliste (Maria Antonietta Beluzzi) ?
Ou la scène de masturbation collective, filmée comme un rituel burlesque de passage ? Ces séquences, audacieuses mais tendres, seraient sans doute censurées aujourd’hui, dans un monde où le puritanisme renaît sous des formes nouvelles.

Car l’exubérance, la théâtralité de Fellini, son sens du grotesque et du baroque, si proches du cirque et de la commedia dell’arte, ne cadrent plus avec notre époque. Nous vivons un temps de rationalisme excessif, où l’on supporte de moins en moins l’anormalité. Le moindre écart devient suspect, la moindre extravagance fait scandale. L’individu, mesuré, scruté, noté, est sommé d’entrer dans la norme, comme si Internet et les réseaux sociaux avaient inventé un « présent de la norme » : un présent perpétuel, défini en temps réel par le regard collectif.

Dans ce contexte, Amarcord apparaît comme une ode à la diversité des formes et des êtres, à la poésie de la différence. Fellini filme un monde où personne n’est laissé au bord du chemin : ni l’aveugle accordéoniste, ni le fou perché sur un arbre criant « Voglio una donna ! », ni les vieillards, ni les excentriques. Tous ont une place, une fonction, une utilité symbolique.
Aujourd’hui, on verrait sans doute dans l’aveugle musicien une figure à protéger, une victime potentielle d’exploitation. Fellini, lui, en fait un acteur du monde, une présence vivante et indispensable.

Cette liberté de ton, cette générosité de regard, irriguent tout le film. Les processions religieuses, les funérailles, les défilés fascistes deviennent des spectacles grotesques, où la pompe politique se mêle à la truculence populaire. Le fascisme y apparaît comme un théâtre d’ombres, une mascarade de fanfaronnades. Quand les miliciens tirent sur un clocher d’où résonne L’Internationale diffusée par un vieux gramophone, Fellini touche au génie : le rire renverse le pouvoir.

Chaque personnage d’Amarcord semble sortir d’une fresque ou d’une bande dessinée : le barbier, le facteur, les professeurs de grec, de mathématiques, de latin, le prêtre et les nonnes en défilé. Tous appartiennent à une galerie humaine foisonnante, qui rappelle à la fois l’opéra italien et le carnaval médiéval. Fellini y déploie la farce, l’excès, la couleur, l’ironie – autant de langages perdus dans nos sociétés désensibilisées.

Et puis il y a l’onirisme, cette oscillation permanente entre rêve et réalité. Dans Amarcord, comme plus tard dans La Cité des femmes, le spectateur navigue dans un espace mental où tout devient possible. Ce n’est plus le néoréalisme des années cinquante : Fellini invente ici un réalisme poétique et visionnaire, une vérité du souvenir et du fantasme.
La scène du brouillard en est l’emblème : tout se dissout, les repères disparaissent, et l’on comprend que la mémoire, comme la vie, est faite d’errances et de flottements.

Ce que Fellini nous offre, c’est une communauté du rêve partagé, un temps commun, vécu collectivement. L’enfance, c’est cela : un monde où la réalité et l’imaginaire coexistent sans rupture, où chacun participe à une seule et même expérience du présent.
L’âge adulte, au contraire, décompose, isole, désensibilise. Il transforme la mémoire en données, le regard en surveillance, le plaisir en transgression.

Regarder Amarcord aujourd’hui, c’est regarder ce que nous avons perdu : la lenteur, la sensualité, la naïveté du monde, la liberté d’être soi parmi les autres. Fellini ne filme pas seulement un village italien des années 1930 : il filme la possibilité même de la tendresse dans la comédie humaine.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.