Chronique d'une journée ordinaire dans la vie d'un intermittent du travail
Je suis un ex-intermittent du spectacle. Autant le dire tout de suite, le chômage ne m’a jamais fait peur, et d’ailleurs jusqu’à mon cinquantième anniversaire, il ne durait jamais plus de quelques semaines, une poignée de mois tout au plus, indemnisées par les ASSEDIC.
Et puis une série de choix inappropriés m’ont fait devenir un intermittent du travail. N’importe lequel, un travail quelconque. De CDD en CUI, j’alterne RMI et ASS avec RSA et APL et je multiplie les envois de CV depuis plus de cinq ans. J’apprends à vivre sous le seuil de pauvreté et c’est déjà pas un boulot facile !
Comme tous les chômeurs, je me suis levé ce matin vers 10h et je me suis fais un bon café que j’ai dégusté devant mon ordinateur en lisant la une de Médiapart et en fumant ma première cigarette. Je n’étais pas réellement stressé, mais il fallait tout de même que je prépare ma convocation à Pôle Emploi à 14h30, afin de valider ma réinscription.
Pour que mes arguments frappent justes, je ne devais pas tricher…
Comme tous les matins depuis quatre ans, je me suis connecté sur mon site de poker préféré et je me suis concentré. Puis j’ai imprimé les statistiques et gains des cinq parties que je venais de finir. Il était midi et demi. Juste le temps de sauter sous la douche et de démarrer la voiture.
A 14h 20, je me présente au rendez-vous. Mme Paule Emploi vient me chercher et je la suis jusqu’à son bureau paysagé. Un peu plus jeune que moi, mais approchant la cinquantaine, elle m’invite à lui expliquer quelles ont été les démarches que j’ai effectuées depuis mon dernier emploi, qui a prit fin en novembre dernier.
Je sors mon dossier en lui résumant mon parcours…
- Officiellement, je suis producteur de films, mais à l’occasion je peux cuisiner pour 80 SDF tous les midis au sein d’une association bénévole ou faire des massages gratuits dans la rue, sur un tabouret. Un concept de relaxation et de convivialité citoyenne tout à fait étonnant ou le « gratuit » rapporte plus que le tarif imposé !
Elle me jette un regard étonné par-dessus ses lunettes.
J’enchaîne en lui expliquant que depuis quatre ans, je ne lis plus les offres d’emploi et que surtout je n’y réponds plus ! Je pose sous ses yeux la copie d’un courrier adressé quatre ans plus tôt à mon référent ANPE de l’époque, et lui raconte en même temps, qu’après avoir répondu à 88 offres d’emploi et n’avoir reçu que 3 réponses, toutes négatives, j’avais décidé, il y a quatre ans, de suivre une formation pour être joueur de poker professionnel.
Elle n’est plus étonnée, elle est sidérée. Je poursuis donc :
- Oui je sais bien que c’est un jeu de hasard, mais je sens aussi qu’avec l’engouement que ce jeu suscite en France depuis que Bruel a été champion du monde, il y aura de plus en plus de « curieux » ou de « joueurs du dimanche », proies faciles pour celui qui aurait un minimum d’expérience. Et comme pour toute activité, je pense que l’expérience et le travail ont de fortes probabilités de mener à la réussite.
Je lui montre la capture d’écran réalisée ce matin même. Elle a l’air plutôt intéressée.
- Statistiquement, vous voyez bien que si je mets en perspective le nombre de réponses que j’obtiens en répondant à vos annonces avec mes résultats comparés sur quatre ans et plus de dix mille tournois joués, les probabilités de gagner ma vie en continuant à jouer au poker sont bien plus intéressantes…
Je la sens prise de panique et plutôt ébranlée dans ses convictions. Je l’achève :
- Revenu exonéré de toutes charges et net d’impôts !
Elle me regarde en me demandant ce qu’elle devait écrire à la rubrique « emploi souhaité ».
Je me rapproche d’elle de façon à pouvoir chuchoter.
- Connaîtriez-vous dans la région, des chefs d’entreprise, des hommes politiques ou des notables fortunés et passionnés par le poker ?
Je pourrais peut-être organiser des évènementiels ou coacher ceux qui veulent progresser, c’est une bonne idée, non ?
Savez-vous si le statut d’auto entrepreneur convient à ce type d’activité ?
Ah, le statut d’intermittent du travail n’est pas drôle tous les jours, et il me reste presque dix ans à tenir avant la retraite.
Tous les jours, je me pose la question : « Est-ce une chance ou une malchance ? »