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Billet de blog 7 avril 2022

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Tolstoïevski

De Tolstoï à Dostoïevski, jusqu'à la chanteuse pop Tchitcherina, réflexions sur la culture russe, et comment elle charrie depuis des siècles les ferments de l'impérialisme, jusqu'à la guerre menée en Ukraine.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Un physicien que je connaissais avant le jour de 24 février comme chercheur talentueux, travaille depuis le début de l’offensive russe dans l’équipe de personnes qui aident à évacuer les habitants de Boutcha, d’Irpin et de Gostomel. Il m’a surtout raconté à l’antenne le quotidien et les difficultés de ces évacuations. Des risques pour les vies des civils aussi. Malgré ses témoignages, je n’ai pas pu croire mes propres yeux, la matinée du 3 avril. Les images de crimes de guerre commis par les soldats russes choquent. C’est trop dur à regarder, à voir, à comprendre. C’est trop. Je ne possède pas de capacité d’en parler, quelle que soit la langue.

Je me tais et je regarde les photos. Une femme tuée. Peut-être a-t-elle, aussi, les mains liées dans le dos. Peut-être elle a été, elle aussi, exécutée d’une balle dans la nuque. Peut-être a-t-elle été, elle aussi, violée par un, deux ou trois soldats russes.

Je vois une autre photo. Quelques corps des femmes violées. Les soldats russes ont mis une couverture au-dessus et ont essayé de brûler ces corps féminins.

Une pensée soudaine. Je me rappelle ce roman sur Rodion Raskolnikov : « Si un jour, Napoléon n’avait pas eu le courage de mitrailler une foule désarmée, nul n’aurait fait attention à lui et il serait demeuré un inconnu. »

Quand je lis ces « soumets-toi donc, misérable et tremblante créature, et garde-toi de vouloir », je n’arrive pas à me débarrasser de l’impression que ces mots représentent  la vision russe de cette femme tuée à Boutcha. Que c’est la manière de formuler un ordre immoral.

Dès 2014 et surtout depuis 2022, je n’arrive plus à lire Dostoïevski. Un écrivain qui a conceptualisé l’idée qu’une créature pouvait tuer les gens désarmés juste pour prouver sa capacité de vouloir et de ne pas trembler. Il reste pour moi un écrivain qui a décrit et béni les crimes des soldats russes en Ukraine.

Tout comme Lev Tolstoï dont tout ce « ciel d’Austerlitz » n’empêche pas son personnage de garder de l’admiration et du dévouement à l’empereur russe. Le même Tolstoï dont Ivan Vassilievitch regarde les soldats battre un soldat Tatar accusé d’une désertion de l’armée russe. Y sentez-vous le contexte colonial ? Ce spectacle de cruauté ne cause à Ivan Vassilievitch qu’une réflexion :

« Eh bien, pensez-vous que ma conclusion fût que ce que j’avais vu était un acte mauvais ? Nullement. Si on fait cela avec une telle assurance, si tous le jugent nécessaire, c’est évidemment qu’ils savent quelque chose que j’ignore, pensais-je. Et je tâchais de l’apprendre. Mais j’eus beau faire, je n’y pus parvenir ; et ne l’ayant pas appris, je ne pus entrer au service militaire comme j’en avais formé le projet auparavant. Et non seulement je n’ai pas servi dans l’armée mais je n’ai servi nulle part ; et, comme vous voyez, je n’ai été bon à rien ».

L’inactivité comme la seule forme de résistance ? Vraiment cette « grande culture russe » crée les narratifs qui aident l’armée russe à tuer.

Dans ce contexte il n’est pas étonnant qu’il y ait les artistes russes contemporains et les institutions culturelles qui supportent la guerre contre l’Ukraine.

Le fameux théâtre Oleg Tabakov à Moscou installe sur sa façade une lettre Z gigantesque de couleurs orange et noir. La chanteuse pop russe Tchitcherina publie un vidéo où elle rend visite à Energodar en pleine guerre. C’est la ville où se trouve l’une des plus grandes centrales nucléaires dont les employés sont pris d’otage par les soldats russes. La ville où les soldats russes ont kidnappé quelques personnes dont un des adjoints au maire. La ville où les soldats russes ont attaqué la manifestation des citadins qui protestaient contre la présence de l’armée russe. Qu’est-ce qu’y cherche cette chanteuse russe ? Pourquoi est-ce qu’elle publie ce vidéo sur Energodar ?

Je me rappelle ses clips que j’ai vu à la télé dans mon adolescence. Là c’est une vidéo qui est complétement différente. Sur cette vidéo je vois la chanteuse accompagnée de cinq hommes inconnus et anonymes. Ils sont sur le toit d’un des bâtiments d’Energodar, ils baissent le drapeau ukrainien. La chanteuse prend un couteau et coupe le fil pour retirer le drapeau. En coupant le fil et en retirant le drapeau elle chante une de ses tubes russes d’autrefois.

Je m’arrête sur ces deux exemples. Ils montrent très bien comment la culture russe est l’un des piliers de l’agression russe. Il n’existe pas d’art russe qu’on pourrait appeler indépendant. Théâtre, ballet, opéra, cinéma, musique pop ou rap etc sont soutenu par le régime et l’argent du pétrole et du sang. La culture russe est contrôlée et instrumentalisée comme un moyen de diffuser la politique russe. Donc il n’est pas étonnant que le régime russe ait pensé à nouveau à utiliser la répression culturelle comme idée pour l’Ukraine occupée. C’est une grande tradition russe depuis les 300 dernières années.

Il existe d’autres artistes russes, ceux qui prétendent ignorer les atrocités du régime et de leur armée qui tue les civils. Ils prétendent être « hors politique ». Donc ils gardent le silence qui aide le soldat russe à tuer. « Si on fait cela avec une telle assurance, si tous le jugent nécessaire, c’est évidemment qu’ils savent quelque chose que j’ignore ? »

Mais les crimes de guerre commis par ces russes ordinaires sont connus et impossible à ignorer.

*Tolstoïevski, contraction de Tolstoï + Dostoïevski, une plaisanterie courante chez nous, on l'utilise comme méthonimie à toute la "grande culture russe"

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