Iryna Slavinska (avatar)

Iryna Slavinska

Journaliste et productrice pour Radio Culture, radio publique ukrainienne.

Abonné·e de Mediapart

6 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 octobre 2022

Iryna Slavinska (avatar)

Iryna Slavinska

Journaliste et productrice pour Radio Culture, radio publique ukrainienne.

Abonné·e de Mediapart

Dociles ou morts ?

Dans les pays soviétiques et post-soviétiques l’idée que la culture n’a rien à voir avec la politique a été étonnement persistante. On peut la formuler avec une phrase courante, « искусство вне политики », l’art est hors politique. Le 12 octobre 2022, les occupants russes ont tué un chef d’orchestre ukrainien dans sa maison, à Kherson.

Iryna Slavinska (avatar)

Iryna Slavinska

Journaliste et productrice pour Radio Culture, radio publique ukrainienne.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 12 octobre 2022, les occupants russes ont tué le chef d’orchestre à Kherson. Ils ont tiré en se cachant derrière la porte de sa propre maison. Le chef d’orchestre tué par les balles russes s’appelait Igor Kerpatenko. Il travaillait avec les orchestres locaux et était un arrangeur musical de grand talent.

Mais pourquoi tuer un musicien ? C’était ma première pensée après avoir appris l’info sur cette mort tragique. Dans la rédaction de Radio Culture, on a pris le temps de vérifier cette nouvelle, un travail rendu possible grâce à nos héroïques collègues qui continuent leur travail dans la région depuis l’arrivée de l’armée russe. Donc nous savons maintenant que Igor Kerpatenko n’a pas voulu collaborer ou prendre part aux concerts organisés par la présence russe et/ou celle des collaborateurs. Les concerts à Kherson devaient créer l’illusion que la ville continue sa vie et revient à la normale. Mais beaucoup de musiciens, comédiens et autres artistes de la région ont tout sauf une vie normale depuis l’arrivée des occupants russes.

Dans les pays soviétiques et post-soviétiques l’idée que la culture n’a rien à voir avec la politique a été étonnement persistante. On peut la formuler avec une phrase courante, « искусство вне политики », l’art est hors politique. Cette formule fonctionne dans le cadre de la dichotomie imaginée, celle de la politique « sale » et la culture « pure ». Elle a contaminé certains milieux artisitiques qui faisaient semblant de ne pas faire attention au contexte. Pour eux, il fallait se taire sur les répressions staliniennes contre les Ukrainiens.

En 1933, à Kharkiv, pour ne pas donner qu’un exemple, les comédiens arrivés de St-Pétersbourg commencent leur travail avec un metteur en scène russe pour former le noyau du Théâtre russe de Pouchkine. Tout cela se passe alors que dans le même temps les artistes et  intellectuels ukrainiens mouraient de faim sous le marteau de Holodomor (la grande famine de 1932-1933) ou se retrouvaient fusillés et enterrés en masse à Sandarmokh ou ailleurs à côté des camps soviétiques. Si l’on considère que l’art est « hors politique », l’existence du « théâtre russe » dans la ville qui vit sous les missiles russes est-elle « politique » ou pas ?

La formule sur l’art « pur » est « hors politique » est surtout présente dans les milieux et les contextes aveugles, qui ne veulent pas voir l’expérience coloniale dans le passé ukrainien. Cette fausse innocence permet de ne pas regarder en face les conséquences du système répressif russe qui avait pour but la soumission des cercles culturels ukrainiens.

Les metteurs en scène devaient faire les films en russe pour entrer dans le monde de la « grande » culture. Les traductions de la littérature classique en ukrainien étaient défendus par la censure. La musique ukrainienne limitée aux sons des motifs populaires du folklore ou bien stylisée de manière « authentique ». Les philosophes, les grands peintres, écrivains ou bien compositeurs devaient rester dans le contexte local donc mineur ou bien se soumettre et devenir plus russes et plus soviétiques, faire partie du système « hors politique » : donc de tout ce qui était ukrainien.

Un autre moyen de l’empire russe et soviétique pour soumettre les artistes ukrainiens c’est le vol. Les musées français, par exemple, aujourd’hui encore, exposent plusieurs œuvres d’art créés par les artistes ukrainiens (Davyd Bourliouk, Alexandra Exter etc) souvent attribués à « l’avant-garde russe ». Les musées russes et leurs projets d’expositions internationaux travaillent dans cette même volonté d’appropriation de l’héritage ukrainien – celui de Kyiv du Moyen-âge comme celui de l’avant-garde.

De la même manière, la philosophie russe essaye de s’approprier le philosophe majeur de Ukraine, Hrygory Skovoroda. Tout comme la musique russe s’imagine héritière de la musique de Maxime Berezovsky, née à Hloukhiv dans la région de Sumy (la capitale de l’État ukrainien de temps des cosaques – Hetmanchyna – détruite par l’empire russe), formé comme musicien à Kyiv, auteur de la première symphonie ukrainienne.

Le cas du chef d’orchestre Igor Kerpatenko tué montre la forme extrême de cette « amour » de l’empire envers la culture de son ex-colonie. Dans le cadre de ces relations « fraternelles » la culture ukrainienne doit être docile ou bien morte. Le comportement des occupants russes sur le territoire ukrainien est frappant et violent mais malheureusement déjà vu et connu dans notre longue histoire. Le côté russe fait tout pour effacer les traces de cette violence et de cette volonté de détruire la mémoire du décolonisé. Comme à Mariupol, où les occupants russes ont détruit le mémoriel de Holodomor. L’empire russe ne veut pas qu’on parle à haute voix de ses crimes. Elle ne veut pas qu’on les connaisse. Elle veut qu’on baisse les yeux et tourne la tête vers la culture « pure ». Comme dans les milieux sexistes, où l’on n’aime guère quand les femmes parlent de leurs droits ou de discrimination. Gardez le silence pour survivre.

Le regard et la perception de cette réalité doit prendre en considération la politique de la « métropole », Moscou. Nous ne serons jamais frères. Plutôt le sujet libéré qui ne veut plus jamais devenir soumis par l’autre.

·      Une rencontre publique organisée par le Centre de Recherches Europes-Eurasie-CREE (Inalco) et le Printemps ukrainien aura lieu à ce sujet avec Anna Colin-Lebedev (auteure de l’ouvrage Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique (Le Seuil), le mardi 25 octobre, de 18h à 20h, à Paris.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.