Mercredi le 23 février, je reçois le message d’un des magasins à Kyiv. Le cadeau que j’avais commandé pour mon mari est arrivé. Je me prépare pour son anniversaire qui aura lieu le 25 février. Malgré toute ma joie et l’impatience de voir le colis si attendu, je n’ai pas eu le temps d’aller le chercher. Ce mercredi était si chargé que je n’ai même pas réussi à assister à la formation aux premiers secours. Hélas, je n’ai assisté qu’à la première partie. Le contenu de la deuxième partie de cette formation, j’espère n’en avoir jamais besoin. Je sens beaucoup d’inquiétude depuis la diffusion de ce discours de Poutine sur sa vision de l’histoire de l’Ukraine et en ce qui concerne la reconnaissance de l’indépendance de certaines parties des régions de Donetsk et Louhansk occupées par les Russes depuis 2014.
Plongée dans l’actualité et des conversations avec mes collègues, je n’avais aucune chance d’aller chercher le cadeau commandé pour mon mari. Cela aurait été presqu’un caprice, inutile dans ce contexte. J’ai donc décidé d’y aller le lendemain. Le lendemain, cette option ne serait plus envisageable. Pas de cadeau finalement.
Jeudi le 24 février tôt dans la matinée, je suis réveillée par un bruit inconnu. Ce sont les premiers explosions dans le ciel de Kyiv. Les sons de la défense antiaérienne que je m’habitue à reconnaître. J’aimais beaucoup la réalité d’autrefois où je n’avais encore maîtrisé cette nouvelle compétence. Mais cette réalité n’existe plus depuis que les Russes ont attaqué nos villes ukrainiennes.
Depuis jeudi le 24 février, je ne suis plus les jours de la semaine, je ne suis plus les dates non plus. C’est une longue journée sans fin. En revanche, je sais très bien où se trouve l’abri anti-bombes le plus proche. Tous mes collègues de la Radio Ukrainienne ont beaucoup amélioré la vitesse de leurs déplacements vers cet abri. Moi-même j’arrive déjà à vite sortir du studio, prendre mon sac, ma veste, mon portable et l’ordi pour me diriger vers l’abri au sous-sol. Je le fais par simple réflexe et d’un seul coup.
La première fois, juste après la toute première alerte, j’ai oublié le sac dans mon bureau, tout comme mon ordi oublié dans le studio. La première alerte s’est déclenchée lors de mon émission, je me devais donc de retrouver ma voix la plus calme et d’annoncer à l’antenne aux millions d’Ukrainiens qu’on allait faire une pause et qu’on revenait dans quelques minutes. Les mains presque tremblantes, je n’ai pris que mon portable. Toutes les autres affaires nécessaires ont été laissées ou bien oubliées. Une négligence impardonnable par temps de guerre. Mais je n'avais pas encore l’habitude.
Je l’ai maintenant, fin mars. Les alertes et les heures passées dans l’abri m’agacent même. Je me dis que cela me plait, ce retour d’une attitude un peu râleuse. On dirait même « comme avant ». Mais aucun « avant » n’existe plus.
La seule chose qui reste avec moi c’est le travail. La Radio Ukrainienne qui fait partie de Souspilne (la télé et la radio publiques) continue son travail 24 heures sur 24 depuis le 22 février. Je dirais qu’on avait un pressentiment. C’était une de nos présentatrices qui a annoncé les premières explosions et l’offensive entamée par Poutine le 24 février dans la matinée. Notre réalité d’aujourd’hui est celle des collègues qui ont assez de courage pour partir à la radio chaque jour et parler à notre audience, à nos concitoyens. Je sais très bien que nous pouvons donner non seulement de l’information mais de l’espoir. La radio dans la réalité de la guerre est surtout présente comme une source d’infos principale.
Dans les villes qui souffrent sous les bombes et les missiles russes c’est la radio qui parle et donne de l’information, surtout celle sur les « couloirs humanitaires » et les moyens d’évacuation possibles. A condition que les Russes ne décident pas de fusiller les civils, bien sûr. Dans les villes où il n’y a plus d’électricité ni de réseau, les ondes de la radio sont le seul fil avec le monde. La radio est disponible (et écoutée !) même dans les abris.
Un jour, un journaliste français m’a appelée pour me questionner sur la situation actuelle en Ukraine. A un moment il m’a demandé si je me sentais protégée. Je n’ai pas compris la question. Il a insisté en demandant si je sentais que mon statut de présentatrice me protégeait. C’était le jour où notre tour de télévision à Kyiv a été bombardée par les Russes. J’ai appris cette nouvelle les larmes aux yeux. Cette tour fait partie de mon paysage kyivien depuis les premiers jours de ma vie, je l’ai vue mille fois par la fenêtre de l’appartement de mes parents. Cette question du collègue français m’a stupéfiée. Je lui ai répondu que les bombes russes ne choisissaient pas où elles allaient tomber. Elles ne choisissaient pas non plus d’éviter des présentatrices.
J’admire le courage de mes collègues et j’en pense beaucoup depuis la semaine dernière. Cette pensée s’est structurée pendant un événement auquel j’ai participé par zoom. Quelqu’un a parlé des journalistes ukrainiens qui sont si courageux… en ajoutant que les médias russes qui « luttent contre la censure » prouvent leur « courage » identique à celui des Ukrainiens. Je me suis demandé en écoutant cette bêtise comment ce fameux « courage » des gens qui travaillent en diffusant de la propagande russe pouvait l’être. Même les médias dits « d’opposition» se sont pliés sous le poids des lois russes qui interdisent de dire la vérité sur la guerre.
Mais qu’est-ce qu’ils perdent en cas d’insoumission, ces gens des médias « d’opposition » ? Leurs salaires ?
En Ukraine, depuis le 24 février, au moins 35 journalistes ont été blessés par les Russes (https://t.me/denisovaombudsman/4166 ). Quatre parmi eux – tués. Eux tous et elle (la journaliste Oleksandra Kuvchynova) portaient des gilets avec écrit « presse » sur la poitrine et sur le dos. Mais les militaires russes tuent des civils, la presse y comprise. Les journalistes sont aussi pris en otages par les militaires russes.
Une des journalistes, Viktoria Rochtchina qui travaillait à Berdiansk, a disparue. Idem pour un autre journaliste, Oleg Batouryn, disparu à Kakhovka mais revenu vif le 20 mars. Trois journalistes disparus à Melitopol le 21 mars, tous les trois travaillaient dans la presse locale. Je connais des dizaines de collègues qui ont montré tout leur héroïsme depuis les premiers jours de la guerre. J’en connais une autre dizaine qui travaillait en Crimée ou dans le Donbass avant le début de l’occupation russe en 2014.
Quelqu’un parmi eux a eu la chance de partir (si on peut appeler « chance » le fait de quitter toute la vie d’autrefois et de tout recommencer en partant de zéro dans des villes inconnues). Quelqu’un a passé 2 ans dans « Izoliatsia » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Izoliatsia ) à Donetsk, tout comme le journaliste Stanislav Aseyev qui y a subi des tortures sévères.
Je refuse de percevoir comme un geste de « courage » une pancarte avec quelques mots écrits dessus. Même si cette pancarte est montrée et diffusée à la télé russe où les émissions en direct n’existent plus depuis très longtemps. Tout ce « courage » n’a rien à voir avec les journées interminables de mes collègues en Ukraine qui vivent sous la menace des bombes russes.
…
L’anniversaire de mon mari a eu lieu le 25 février. Nous étions partis ensemble à la Maison de la Radio au 26, rue Krechtchatik. Nous avons dû descendre dans l’abri presque toute de suite après notre arrivée. C’est là que j’ai présenté mon mari à mes collègues en leur annonçant sa drôle de fête. Mon collègue Andriy a sorti un bonbon de sa poche et le lui a donné en guise de cadeau. Ma collègue Galyna a sorti un calepin de son sac et l’a offert à mon mari. Un ingénieur que je ne reconnaissais même pas a donné à son tour un mot de passe pour le wi-fi que nos techniciens avaient installé dans l’abri. On aurait dit une offrande, les Présents des Rois mages. Mais il n’y a rien de magique dans la guerre. Sauf l’amour et le soutien des Ukrainiens que je ressens chaque jour. Et cette volonté de survivre, de travailler et de voir un jour la victoire.