« J’ai l’impression que tout le monde à Kyiv s’est habitué à la guerre », dit cette connaissance et ex-collègue. Au lieu de répondre ou de discuter, je lui demande si elle a entendu le tonnerre d’avant-hier. Elle pâlit. Et je sais très bien pourquoi.
Il y a quelques jours, un grand orage a déchiré le ciel de Kyiv. Je travaillais dans mon bureau avec une collègue au moment du premier coup de tonnerre. J’ai vu la figure pâle et stupéfiée face à moi. Il ne me reste qu’imaginer la mienne. Cet après-midi-là était remarquable pour tous ceux qui ont vécu et retenu le son des explosions. Cet orage m’a fait tout de suite penser à une nuit de 25 février passée au sous-sol de notre immeuble. En attendant la fin de l’alerte (qui n’a pas eu lieu jusqu’à matinée) on sortait à tour de rôle à l’extérieur pour écouter ce drôle d’orage en plein février, en pleine nuit gelée. A quelques kilomètres d’ici, l’armée russe visait les aéroports de Vassylkiv et Gostomel, tirais sur des civiles d’Irpin, Boutcha et d’autres villes aux alentours de Kyiv.
Vous vous demandez pourquoi cette histoire d’orage prend-t-elle tant d’importance dans ce texte ? C’est tout simple, elle représente en bref l’esprit de Kyiv ces jours de la guerre. A première vue la ville à l’air « paisible ». Les gens dans le métro se dépêchent les matins pour aller au boulot. Mais leurs rythmes du métro-boulot- dodo sont mesurés selon l’emploi du temps du couvre-feu.
Les gens sur les terrasses me rappellent chaque soir les scènes de la vie d’autrefois. Mais il suffit d’écouter les conversations à n’importe quelle table pour entendre les mots comme « front », « missile », « tué ». On parle des villes natales et j’entends souvent dans ce tumulte les voix des nouveaux-arrivés. Eux, ils ne rêvaient pas de changer de lieu d’habitation mais ils ont dû le faire à cause de l’offensive russe. Plusieurs conversations tournent autour des expériences personnelles de la guerre. On raconte surtout les bruits entendus dès le 24 février –comme le son de la sirène.
Tout ça devient encore plus visible aux moments des alertes aériennes. Les stations du métro comme le lieu de l’abri populaire en donnent le meilleur exemple. Autre expérience inoubliable, le chœur des voix qui réagissent au son d’alerte. Je ne suis pas sûre que les mots prononcés sont traduisibles en français, tout comme les nouvelles blagues apparues depuis l’offensive russe.
Ou bien encore notre abri de la Maison de radio. Je l’ai montré autre jour à mon collègue français pour lui montrer nos studios et régies dans les sous-sols. Oui, les micros et tout l’équipement sont les mêmes que dans n’importe quel studio. Mais l’atmosphère de « bunker » est tout à fait différente. De plus, je ne suis pas sûre si la Maison de radio à Paris possède un abri correct.
Ce qui change l’ambiance c’est la liste d’alertes annoncées dans telle ou telle région ukrainienne. Les présentateurs qui travaillent à l’antenne de la Radio Ukrainienne annoncent chaque alerte. Il m’arrive d’avoir une journée à l’antenne pendant laquelle je les mentionne toutes. La dernière fois, c’était le Jour de l’Indépendance, le 24 août.
Mais le visage vrai d’une ville en guerre se cache dans les conversations en tête-à-tête. C’est le moment où l’on apprend à connaître les histoires des proches disparus – morts, tués, pris en otage par l’armée russe. Le moment d’en savoir plus sur les enterrements et les vies des familles dont les proches ont été capturés par les forces russes. L’expérience de ces histoires de tests ADN pour faire reconnaitre et attribuer les restes des corps des tués. Les conversations des familles séparées par l’occupation russes et toutes les « petites » histoires d’une telle routine, telles que l’impossibilité de trouver de l’insuline ou d’autres médicaments dans une ville occupée.
La légèreté d’été à Kyiv forme un paradoxe intéressant. La ville paraît si estivale et même superficielle…
Mais je n’arrive pas à finir cette pensée. Au moment de travailler le paragraphe précédent j’ai appris que le frère d’une de mes amies les plus proches est mort, tué. Un de ces braves soldats ukrainiens partis à la guerre pour protéger l’Ukraine contre l’occupation russe. Mes larmes devant l’ordi sont aussi une partie incontournable de cet été de la guerre. Tout comme ce drôle de trajet dans le métro le soir où j’ai appris qu’un de mes ex-collègues a été capturé par les forces russes. Les écouteurs dans mes oreilles, j’essaye de me tenir toute droite et de ne pas sangloter en public, mes yeux fixent un point sur la fenêtre presque transparente.
Ce weekend, juste après le Jour de l’Indépendance avec sa dizaine d’alertes à Kyiv dont je vous ai parlé, j’étais aux alentours de la ville. La foire du village avec les tomates, les courgettes et tout ce qui va avec. Je vois les filles adolescentes, elles sont devant une table avec toutes sortes des gâteux faits maison. Elles les vendent pour l’armée, elles vont transmettre tout l’argent gagné à quelqu’un qui saura comment aider les soldats. Je donne mes 100 hrivnas à ces filles, je prends de leurs mains un petit four aux pommes… Autrefois on parlait beaucoup des adolescents qui ne soient pas sérieux. Je rêve de me retrouver dans cette réalité des ados légers, bêtes et pas sages - celles et ceux qui n’ont pas à penser de leurs frères et sœurs adultes, de leurs pères et mères partis à la guerre avec les occupants russes. Je rêve que ces filles n’apprennent jamais la nouvelle de la mort de leurs proches.
Voici le portrait de la ville en guerre.