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Billet de blog 9 mai 2022

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Aux peuples Africains (2016)

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Aux peuples Africains

Nous sommes en février 2016 et des événements importants agitent le Tchad. Suite à l’agression sexuelle d’une lycéenne par des fils de ministres et de généraux, la population tchadienne, et les jeunes en particulier, réclament justice.

Je suis Français, blanc, descendant (entre autre) de réfugiés Grecs, venus s’installer dans la région de Lyon (FR) lors de la guerre Greco-Turque du début du XXème siècle. J’ai passé mon enfance avec mes parents dans plusieurs pays d’Afrique centrale (RCA, Congo, Tchad). J’ai vécu plusieurs cultures, plusieurs langues, plusieurs façons de penser. Je me suis forgé une réflexion et une identité dans ce métissage. Je connais la condition d’étranger, et cette position me donne un angle de vue particulier. Je suis également musicien, j’écris, je compose, je chante, je réalise et produis de la musique pour mes propres projets, mais également pour d’autres artistes. Par mes concerts, mes collaborations, je côtoie donc beaucoup de vies, de cultures, de pensées différentes.
Il me semble important de préciser ces éléments, car j’estime qu’il est essentiel de savoir qui parle quand une parole est donnée.

Après ces quelques mots d’introduction, j’en viens au coeur de ce que je veux dire. Je précise encore que je vais ici faire cas de généralités. J’assume ce choix et espère que les “exceptions” comprendront et interprèteront mes propos.
La raison pour laquelle j’écris ces mots, c’est que je vois nombre de mes frères et amis tchadiens discuter, protester, échanger (parfois avec violence, parfois avec une dignité exemplaire), au sujet de ce scandale qui secoue leur pays.
Je n’ai de leçon à donner à personne, je veux simplement vous partager ce que je pense. Et à travers cette situation au Tchad, c’est à tous les Africains que je m’adresse ici, mais au delà des Africains, c’est même à tous les hommes qui veulent être libres (si toutefois, la liberté est bien le but recherché, ce n’est pas évident, j’en parlerai).

Il est beaucoup sujet de démocratie dans les commentaires et publications que je vois passer sur les réseaux sociaux. Comme si cette démocratie était un but à atteindre. J’aimerais juste apporter un élément de réflexion. Qu’est ce que la démocratie pour vous Africains?
Est ce le modèle social et politique des occidentaux? Si c’est le cas, laissez moi vous dire que les gouvernements Européens et Américains ne sont pas des démocraties (à l’exception peut être de la Confédération Helvétique).
La démocratie a été inventée, ou du mois institutionnalisée, par les Athéniens d’après ce que l’on sait. Et le fonctionnement de cette démocratie est très éloigné de ce que nous appelons aujourd’hui par ce terme.
A Athènes, le pouvoir législatif (formulation et création des lois) appartenait à l’ensemble des citoyens (hommes libres majeurs, étaient exclus les esclaves, les enfants, les femmes et les étrangers). Le pouvoir judiciaire (définition du cadre de la loi appliqué à la vie sociale et formulation des peines en cas de non respect de la loi) appartenait à des magistrats élus ou tirés au sort. Le pouvoir exécutif (chargé de faire respecter la loi, et d’appliquer les peines en cas de non respect) appartenait à un conseil de citoyens tirés au sort.
Avec nos élections de professionnels de la politique, nos lobbyings, nos députés faiseurs de lois, nos magistrats de carrière, nous sommes très loin aujourd’hui de ce modèle initial.
Nous Français en particulier (mais c’est valable pour tous les occidentaux), ne sommes pas en démocratie. Contrairement à ce qu’on enseigne sur les bancs de nos écoles, et à ce que les médias soi disant libres nous rabâchent à longueur de journée.
J’ai parlé des trois pouvoirs généralement admis en politique (exécutif, judiciaire et législatif), mais il y a un quatrième pouvoir qui entre en jeu et qui cadre les trois autres. C’est celui de la création de la monnaie. Ce pouvoir là est finalement le plus essentiel, le plus sournois également.
Et en Union Européenne (du moins la zone Euro), ce ne sont même pas les élus des différents pays qui ont le pouvoir de créer la monnaie, c’est la Banque Centrale Européenne, dirigée par des gens que les peuples n’ont pas élus.
Ce pouvoir là, qui définit toute la politique économique de centaines de millions de personnes, est encore moins tenu par les peuples que les autres pouvoirs.
Peut-on sérieusement parler de démocratie?
Et est-ce ce modèle là que vous Africains vous désirez?

Ceci étant dit, je remarque également nombre de commentaires et de textes appelant à une union derrière l’état. Comme si les dérives étaient dues à des hommes abusifs, mais qu’un état fort et fonctionnel résoudrait les problèmes.
Permettez moi là aussi de vous faire part de ma réflexion. Est-ce le modèle d’état Américain, Allemand ou Français que vous avez comme objectif?
Les états occidentaux sont tellement forts, totalitaires, qu’ils ont réussi à rendre les peuples qui les composent heureux de leur esclavage. Et ils sont tellement intégrés dans notre pensée, que nous n’imaginons même pas qu’il puisse en être autrement. L’état, la (fausse) démocratie, la république, les élections, sont autant de principes sacralisés, qu’il est hors de question de remettre en cause. Il s’agit bien de totalitarisme, mais porté au plus profond de la pensée des individus et de leur conception de la vie en société et de leur rapport au pouvoir. Ils n’imaginent même pas d’autre possibilité.

Et ce totalitarisme contamine la pensée de tous ceux qu’ils côtoient et influencent. Y compris la jeunesse Africaine.

Revenons à l’état et à sa main mise sur les hommes. Effectivement, la marge de manoeuvre des individus au sein de l’appareil politique est très mince.
Elle est mince politiquement, c’est à dire dans le sens des intérêts du peuple. En revanche, cet état tout puissant, cette bureaucratie lourde n’empêchent aucunement la corruption et les abus de pouvoir des professionnels de la politique. Vous avez en exemple les nombreux scandales qui secouent régulièrement nos pays.
L’état fort permet certes une stabilité, une sécurité administrative, une inertie suffisamment importante pour mener des projets de société à long terme.
Mais il est tellement lourd qu’il empêche les innovations, et surtout, il étouffe toute liberté de l’homme. Nous basculons sur le plan philosophique, mais cette sécurité que l’état amène, est forcément au détriment de la liberté des hommes.

Nous rejoignons ici la définition que Nietzsche donnait de l’état : “le plus froid des monstres froids”.

D’un point de vue social et économique, je remarque une revendication générale des peuples Africains qui est de vouloir entrer dans le « système ». Ce système qui donne accès aux objets de haute technologie, cette grande consommation de produits destinés à être jetés.
Je sais que ces produits, ces techniques, ces infrastructures sont attrayantes et elles montrent leur efficacité et leur puissance tous les jours.
Mais pourtant vous connaissez mieux que personne le prix de ces produits là. C’est l’esclavagisme. Pour que certains aient accès à la grande consommation, il faut que d’autres soient esclaves.
Je vais peut être susciter des réactions indignées parmi vous en disant cela. Mais les peuples occidentaux sont esclaves eux aussi. Et je pèse mes mots.
Est ce qu’un homme Français libre irait travailler péniblement tous les jours à l’usine pour gagner tout juste de quoi nourrir sa famille, alors que les actionnaires de son entreprise gagnent des milliers de fois son salaire? Est ce qu’une femme Allemande libre se rendrait toute sa vie en métro vers son bureau de fonctionnaire qu’elle déteste, attendant avec impatience le week end? Est ce qu’un employé de banque Italienne se mettant régulièrement en arrêt maladie pour dépression est un homme libre? Est ce que ces hommes et ces femmes sont plus libres que les oncles ou les frères qui n’ont pas de smartphone, mais qui travaillent leurs champs ou gardent leurs brebis en brousse?

Les peuples occidentaux sont peut être plus en sécurité, car en échange de leur esclavagisme, le système économique et social (au travers de l’état) leur assure un minimum pour manger et s’acheter une télévision. Mais ils ne sont pas plus libres. Dans ce schéma, les hommes eux même sont des produits de consommation utilisables et jetables.
Sachez pourtant que c’est bien le prix à payer pour intégrer ce système économique de grande consommation.

Je voudrais également réfléchir sur un autre point. D’une manière générale, je sais que les Africains êtes très attachés à la notion de patrie (comme certains peuples occidentaux aussi d’ailleurs, les américains en tête par exemple). Mais cette patrie, vous le savez autant que moi, vous a été imposée. Elle vous a été imposée par des bureaucrates esclavagistes et calculateurs.
Est ce que les peuples du nord du Tchad on plus à voir avec ceux du sud du Tchad que les ethnies du nord de la RCA? Est ce que les peuples de l’est de la RDC ne sont pas proches des ethnies du Rwanda ou Burundi?
Vos pays sont composés de cultures, de langues, de modes de pensées et d’histoires très différentes.
Et je pense qu’une de vos erreurs, c’est de vouloir effacer ça, de ne pas le prendre en compte dans vos constructions sociales. Les différentes guerres ethniques en sont un exemple frappant. Je précise en passant que c’est également la prétention et l’erreur des sociétés et états Européens qui pensent être assez influents et “bons” pour gommer les différences culturelles des immigrés qui vivent sur leurs territoires.

Le pouvoir, quel qu’il soit est clientéliste. En Afrique c’est souvent une question d’ethnie. En Europe c’est une question de bord politique ou bien de provenance scolaire.
Vous êtes très différents, et une union autour d’un même drapeau demande du temps, des efforts, des concessions. Vous ne pouvez pas faire comme si la discussion de ces sujets (y compris le tracé des frontières) n’était pas une étape nécessaire.

La guerre et la violence sont immédiates, faciles. Elles s’imposent d’elles mêmes. Elles détruisent, elle ne peuvent pas construire, c’est impossible.
A l’inverse, la paix exige du temps. Elle demande l’adhésion de tous, elle est difficile, c’est un chemin que tous doivent parcourir. La paix et la liberté peuvent cohabiter, se superposer, se nourrir. Mais cela implique l’écoute de chacun, individuellement, et l’effort de toute la communauté . Et plus vous êtes différents, plus l’écoute doit être grande.
En revanche, cette différence, une fois dépassée et acceptée, est une richesse immense. J’en suis convaincu.

Avant de conclure, j’espère que justice sera effectivement rendue dans l’affaire dont je parlais en introduction. Et que la situation du pays s’apaisera et évoluera.

J’observe avec beaucoup d’attention ce que vous vivez, vous les peuples Africains. Parce que j’ai vécu parmi vous, parce que je vous côtoie. Je comprends vos combats, vos luttes. Je ne peux légitimement pas me les approprier, et je ne peux et veux pas vous donner de leçon.
Mais moi je vis au sein d’un pays sclérosé par un état tout puissant, je vois mes frères esclaves de métiers qu’ils détestent et qui les rendent malades. Mais ils ne veulent en majorité pas remettre en cause la sécurité qu’ils ont vendu au prix de leur liberté. Ils ne veulent pas prendre de risque. Ma parole n’a pas d’écho ici. Le système économique et social a tellement réussi qu’il est parvenu à absorber tous les éléments censés être contre lui et qu’il les a peu à peu incluses dans son propre fonctionnement. Je suis médusé de voir que les manifestations dans les rues aujourd’hui (en France en tous cas) servent à revendiquer la stagnation de la situation, et non une évolution. C’est extrêmement grave. Il me parait impossible de changer les choses ici. Pourtant j’essaye, je chante pour ça, et je parlerai tant que j’ai de la force.
Et je vois vos manifestations, je vois l’ampleur de vos discours sur les réseaux sociaux, je vois la vigueur et l’enthousiasme que vous montrez. Je ne suis pas naïf, mais cela me donne de l’espoir.
Un espoir que les humains peuvent encore secouer le joug qui pèse sur eux. Un espoir que des modèles sociaux et politiques peuvent être inventés, peuvent être crées.
Mais s’il vous plait, observez vous aussi les erreurs que nous avons faites, prenez le recul que vous pouvez encore prendre et que nous avons perdu.

Et vivons ensemble!

23 février 2016

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