Constat d’échec?
Il est toujours douloureux d’envisager qu’on a peut-être finalement raté. Pas tout bien sûr, pas sa vie, mais certaines choses, et certaines choses importantes. De prendre la mesure d’un échec. De perdre l’espoir. De considérer le travail fourni, les idées choisies, les semaines d’écriture et de composition, les mois d’arrangement, d’enregistrement, de mixage, les heures de réflexion sur une histoire et la façon de la raconter, les mots à choisir, les images à proposer, de considérer le néant duquel un album est sorti (puisqu’il s’agit de ça), et d’envisager qu’il y retourne. Non parce que l’album en question est mauvais, non parce qu’il ne suscite pas d’émotions, tout ceci est subjectif. Mais simplement parce que quand on fait ce travail, on souhaite trouver le chemin vers les oreilles des auditeurs. Et quand, selon des critères de chiffres (les seuls tangibles dans notre monde), il semble qu’on n’y parvient pas, et bien…
Je suis musicien et ingénieur du son indépendant depuis 14 ans. J’ai fait une école de son et j’ai monté mon studio d’enregistrement pour pouvoir produire ma musique seul, ou plutôt avec les gens avec qui j’ai envie, sans dépendre d’un système de production sur lequel je n’ai aucune prise.
Je suis musicien donc comme je disais, j’aime les sons, la voix, la musique, j’aime écouter, et j’aime sculpter la matière sonore, en priorité. J’ai travaillé, et je travaille encore pour ça, énormément, 24h sur 24, tout au long de l’année, avec ardeur, avec envie, à l’affût, à l’écoute, sur scène, en studio, en atelier, derrière un ordinateur, devant une feuille blanche, une guitare entre les doigts, les mains dans les consoles de mixage ou le cerveau plongé dans les tutoriels vidéos, les méninges enfouies dans les dossier administratifs, ou simplement allongé sur mon lit avant de m’endormir.
Et je produis, je crée, je tente, j’expérimente, je recule, j’essaie, je me trompe, j’avance. Depuis l’âge de 8 ans je compose, j’écris, je présente ce que je fais aux autres humains, je partage. Parce que j’aime la musique, et parce que j’aime les gens, c’est une ardeur qui est plus forte que moi, qui déborde. J’ai donc voulu en faire mon métier, très rapidement, avant la fin de mon Lycée.
J’ai commencé à le faire avec les petits moyens à ma disposition (une guitare, un ordinateur portable, un micro et une carte son), puis avec des outils de plus en plus conséquents, avec la fougue de ceux qui débutent.
Et très rapidement, on m’a dit que la musique ne s’écoutait plus, qu’on était au XXIème siècle, à l’ère des plateformes vidéo et des réseaux sociaux et que donc, la musique se regardait, et qu’il fallait faire des clips. On a même ajouté qu’il ne fallait plus faire d’albums, que raconter une histoire sur quelques titres ne servait à rien, qu’il fallait faire des singles, que la musique était un produit de consommation et qu’il fallait permettre au consommateur de passer facilement d’une chanson à l’autre, de zapper d’un chanteur à l’autre, d’un artiste à l’autre, sans cohésion autre que celle définie par les algorithmes de lecture des playlists.
On m’a dit qu’il fallait mettre la priorité sur une présence publique continue, ne jamais disparaître, toujours avoir des nouveautés à présenter (même si on n’a rien à dire…). On m’a dit qu’il fallait s’adapter au streaming, accepter que la musique enregistrée ne soit qu’un produit publicitaire, que ce soit un investissement.
On m’a dit qu’il fallait ouvrir des comptes sur les réseaux sociaux, et accepter de buzzer ou de n’être rien. On m’a dit que tous les musiciens devaient s’adapter à l’époque. Qu’il fallait aussi mettre de l’autotune sur ma voix (un logiciel qui fait chanter juste le plus mauvais des chanteurs, et qui transforme le timbre de la voix en donnant un coté robotique) pour être actuel.
Puis petit à petit, on m’a même dit qu’il fallait commencer à payer pour que le contenu que nous proposons sur nos pages et autre profils de réseaux sociaux, soient vus par ceux qui ont décidé de suivre notre travail et de s’abonner à nos profils. Il fallait payer pour que la personne qui a un jour apprécié une de nos chansons, un de nos concerts, un de nos posts, et qui a donc « liké » notre page, puisse voir affiché sur son mur d’actualités, le contenu que nous proposons. En résumé, que nous les petits musiciens et producteurs de contenu artistiques, nous devions payer un milliardaire qui a vampirisé toutes les formes de diffusion de contenu, pour qu’il daigne afficher sur le mur de ceux qui nous suivent (via d’obscurs algorithmes tenus secrets), les créations que nous proposons.
Et on a ajouté que nous n’avions pas le choix de toutes façons. Que les voitures, les ordinateurs, les smartphones et les enceintes bluetooth n’avaient plus de lecteur de CD, et donc que la vente de disques était enterrée, que le lien direct entre les créateurs de musique et leurs auditeurs était détruit ; que les espaces d’affichage pour les concerts n’existaient plus, et qu’il fallait communiquer sur les réseaux sociaux ; qu’il n’était pas important d’avoir de bonnes chansons et de savoir jouer pour être programmé dans une salle de concert, mais que ce qui comptait, c’était le nombre de « fans » sur les différentes pages.
J’aurais aimé qu’on me dise qu’il était important que la musique touche des gens, qu’elle accompagne ou provoque des émotions, qu’elle questionne, qu’elle libère, qu’elle soit belle, bien jouée, inventive, et que si c’était le cas, et bien les gens l’écouteraient, que je n’aurais qu’à me concentrer sur le fait de faire de la bonne musique, et que le reste viendrait après, naturellement. Mais non, la musique est un divertissement, une drogue qui est censée anesthésier la sensation de suffocation et la pression aliénante que ressentent des consommateurs, et du coup, comme une drogue, elle a son marché, son offre, sa demande, ses circuits de diffusion et ses dealers, et ce marché mute, il faut s’adapter.
Voilà en bref ce qu’on m’a dit sur la bonne façon de faire de la musique.
J’aime chanter, raconter des histoires, jouer avec les sons et les notes, j’aime dire, questionner, j’aime écouter, et proposer une autre voix, et j’aime être entendu également bien sûr. Et là est le piège. Parce qu’évidemment, si on écrit des chansons, c’est pour qu’elles soient écoutées. J’ai accepté jusqu’à un certain point, de rentrer dans le jeu des réseaux sociaux, de l’instantané, du zapping. De toutes façons, avais-je le choix?
Bien sûr qu’on a le choix, toujours…
En plus l’instantané, l’éphémère, philosophiquement, ça colle avec la musique. Si on veut s’inscrire dans l’histoire des hommes, si on veut que son oeuvre traverse le temps, si on aspire à l’éternité, on construit des pyramides, on déporte des peuples et on le fait graver dans la pierre, on ne fait pas de la musique. Une note, un son, un éclat de voix, une chanson, un concert, c’est éphémère, c’est un souffle qui s’évanouit, et même si on passe par l’artifice de l’enregistrement, on ne peut pas prétendre à l’éternité avec la musique.
Quoique… La parole et le son sont intimement liés au vivant, à la fois dans la production et dans la réception des sons, il faut de la vie, il faut quelqu’un qui parle, et quelqu’un qui écoute. Et la vie est éternelle, comme l’amour d’ailleurs, si souvent chanté et mis en musique. L’instantané, l’éphémère collent avec la musique, on pourrait donc se dire que le mode de consommation très rapide et très bref que nous ont imposés les nouveaux diffuseurs de musique, correspond avec l’essence de la musique.
Mais non… Le fait que la musique porte une histoire (du moins pour certains encore…), qu’elle est liée à la vie, la fait sortir de l’éphémère, et sans prétendre à l’éternité, je revendique la durée, la narration, le temps, la prise de temps, l’écoulement des secondes et des minutes d’un disque, je revendique le sens, le discours et la longueur dans ma musique. Si on veut sortir des slogans, des phrases chocs, et si on veut dire quelque chose, avoir un discours qui permet le jeu de la liberté, il faut du temps. Sans le temps, nous sommes dans l’idéologie, dans l’aliénation, et c’est valable aussi en musique.
Donc, tout ça pour dire que je constate amèrement que ma discipline, l’art que j’exerce avec passion, la musique, est complètement phagocytée par l’époque, par la domination de l’image et de l’instantané. Et j’ai accepté, j’ai accepté de faire quelques singles, j’ai accepté d’ouvrir un compte sur quelques uns des principaux réseaux sociaux, j’ai accepté de payer la promo de certaines publicités, j’ai emprunté puis acheté un réflex pour pouvoir faire mes clips, et petit à petit, depuis 14 ans, je construis ma « carrière ». Il n’est pas question de jugement de valeur, de bien ou de mal dans toutes ces choses acceptées. C’est juste qu’avec le recul, je me rends compte qu’elles m’ont enfermées, petit à petit, mais très sûrement.
J’en suis à mon 6ème album, j’ai tourné plusieurs clips (et je suis heureux de le faire, j’envisage maintenant mes vidéos comme une continuité du discours de mes chansons, et plus comme un media par défaut), je travaille avec un distributeur, avec une chargée de diffusion, avec des musiciens qui croient au projet. Et je considère tout ceci comme un succès, comme un avancement, j’en suis fier, du chemin a été parcouru.
En revanche, cet enfermement des moyens de diffusion (de musique et vidéo) sur les 3 ou 4 principaux réseaux sociaux, et l’inadaptation qui est la mienne et celle de ma conception de la musique face à ces moyens de communication, me font constater un échec. Je ne sais pas faire le buzz, je tiens à avoir un discours, je tiens à ne pas tout calculer en nombre de vues et de « j’aime »…
Même si je passe énormément de temps en studio, je suis avant tout un musicien de concert. La musique vivante, spontanée, liée à l’énergie d’un ou plusieurs musiciens et d’un public, n’a pas d’équivalent. Et s’il était possible de vivre la musique entre les studios et la scène, cela aurait tout son sens. Mais l’introduction des réseaux sociaux dans la chaine a tout faussé. Internet est un outil de communication merveilleux entre les musiciens et le public tant qu’il permet de mettre simplement en lien. Et il y a quelques années encore, les algorithmes étaient tellement simples, que quelqu’un qui suivait un profil de musicien était sûr de voir les publications de ce musicien, les clips qu’il postait, les nouvelles chansons qu’il créait et les annonces de concerts. Aujourd’hui, s’arrogeant le pouvoir de penser à notre place et de savoir ce que nous aimons et voulons, les algorithmes faussent le jeu, et il faut payer pour être vu.
Nous les acteurs de la musique, avons cédé aux réseaux sociaux l’essentiel de nos moyens de diffusion, et nous le payons. Très cher. Le prix étant de ne pas pouvoir proposer nos créations. Si nous voulons être entendus, il ne faut pas proposer, mais imposer, et rentrer dans une logique mercantile agressive. Le prix à payer est en résumé, l’âme de notre musique (si ce n’est pas notre propre âme). Si nous ne payons pas, nous n’existons pas.
Après ce constat réaliste ne laissant pas d’espoir, et en ayant retourné le problème sous toutes les coutures avec de nombreux autres musiciens indépendants, je continue à faire de la musique. Tout d’abord parce qu’après le désespoir, il reste l’espérance, et ensuite parce que je ne peux pas faire autrement. Je suis musicien, je fais de la musique et des chansons, et je ne sais rien faire d’autre.
J’espère vous voir en concert!!
17 septembre 2019