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Billet de blog 24 juillet 2013

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Eclaircies prévues en fin de journée

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C’était une ville prospère, ici, une putain de ville prospère.

Une ville d’où on regardait vers demain.

Du temps où la production primait, on était bon, très bon.

Et puis les choses ont commencé à changer.

On s’est pas rendu compte où ça allait nous mener.

Maintenant qu’on y est, tout le reste, avec ses lendemains qui chantent,

Est derrière nous.

Tout a commencé quand la production est devenue un prétexte,

Un alibi pour faire du pognon.

Mais ce pognon n’était pas pour nous.

C’était du pognon pour le bonheur de personne.

Du pognon pour faire encore plus de pognon.

Le pognon comme une fin en soi.

Une abstraction.

Des chiffres inscrits sur le néant,

Impalpables,

Mais toujours plus grands.

Immatériels,

Mais croissants.

Des chiffres notés avec des lettres,

Que des mecs comme moi

Ne sauraient jamais lire.

Toute cette absurdité raisonnée,

Une mauvaise blague,

Avec des millions de victimes,

Humaines ou non.

Un jeu dangereux

Qui n’amusait que quelques uns,

Qui finira par ne plus amuser personne.

Un jeu qui n’a jamais amusé personne,

Ici.

Parce qu’on n'y a jamais joué.

On était que des pions sur un tapis vert, sur un tapis vers ?

Des jetons colorés,

A peine des symboles,

A peine des chiffres,

Juste des coûts

Dans leurs équations déconnectées.

Y’avait personne aux commandes,

Que des ordinateurs sans âme.

Même ceux qui croyaient y gagner devenaient

Des esclaves.

Mais eux,

Ne le savaient pas.

Nous,

Nous ne sommes plus des esclaves.

Juste des oubliés d’un jeu

Qui continue sans nous.

Vétérans d’une guerre sans combattants.

Moi, je crois que c’est une chance.

Les autres ici,

Qui ont tout perdu,

Même leurs repères,

Ceux qu’on a oublié ici,

Victimes d’effets collatéraux,

Pertes périphériques,

Dérisoires,

Les vieux jetons périmés,

Eux,

Face à leur monde déchiqueté,

Cette porte qu’on leur a claqué au nez,

Avec indifférence,

Eux,

Qui ne voient dans l’avenir

Qu’un monde en déliquescence,

Eux,

Ne voient pas cette chance.

On peut pas leur en vouloir.

C’est dingue à dire, mais on était heureux

Quand on trimait ici.

On fabriquait de beaux objets.

Des objets de standing pour les gens de ce pays,

Et d’ailleurs.

C’était nous, les artisans de leurs médailles.

On faisait les plus belles du monde.

On y a cru.

Trimer ici,

C’était être dans le jeu.

C’est ce qu’on croyait,

Que c’était notre avenir,

Et celui de nos gosses,

Qu’on gagnait,

Là.

De quoi vieillir sereinement dans un logement à soi.

Maintenant, la plupart des maisons est vide.

Personne dedans.

Tout le monde dehors.

Des abris qui n’appartiennent plus à personne,

Qui pourrissent sur pied,

Ligne virtuelle ventilée quelque part,

Dans le néant informatisé.

Les endettés à la rue, sous un carton.

Des créanciers morcelés,

Dispersés,

Dans les méandres abyssaux de constructions financières inédites.

Je leur ai dit :

« La première chose,

c’est d’ouvrir ces putains de portes.

La réalité, c’est nous.

La réalité, c’est un toit sur la tête, tous les jours.

Le reste, c’est du texte.

Ce qu’il te faut, à toi, à toi,

A toi,

C’est un toit,

Avec des murs autour,

Et une porte ouverte.

C’est là,

Devant toi.

Ça a même été à toi.

T’en a besoin.

C’est plus à personne.

Prends-le. »

Mais ils ont peur.

Y a encore des flics, ici,

Pour protéger leur délire virtuel.

Plus pour longtemps.

Ce bel argent gagné n’est pas ici,

C’est pas celui pour les payer.

Bientôt,

Eux aussi,

A regarder des maisons vides et cadenassées,

Dont les propriétaires sont des personnes morales,

De personnes morales,

De personnes morales…

Des pertes multipliées découpées en tranches.

Ils ont toujours pas compris,

Les prétendus maîtres d’un jeu qui leur échappe.

Ils attendent l’opportunité,

De spéculer,

Sur ce tas de fumier.

Ils ont toujours pas compris,

Les gens d’ici.

Ils s’accrochent à leurs vieux réflexes.

Ils attendent les réouvertures,

Le retour de la production,

comme d’autres attendent le messie ou l’Armageddon.

On leur a dit :

L’Argent.

On leur à dit :

Le Travail.

On leur à dit :

Le Bonheur.

Ils ont dit :

Oui.

Ils ont l’argent,

Ou pas, ou pas pour longtemps,

ou pour trop longtemps.

Ils ont le travail,

Ou pas, ou pas pour longtemps.

Le Bonheur…

C’est quoi ?

Ce n’est que la fin d’un monde,

Ce qui se passe ici.

Pas la fin de leur monde,

Aux gars d’ici.

Pas la fin du monde.

Seulement la fin d’un monde agonisant,

Que ceux qui croient le contrôler voient

Comme une victoire.

Les derniers seront les premiers.

T’as raison, JC.

Les premiers perdants comprendront plus vite.

Faut juste dépasser la rancœur,

La déception,

La trahison,

Ne pas céder au syndrome post-traumatique.

On aurait dû nommer cette ville Phoenix.

C’est ce qu’elle sera.

Je le jure.

Pour l’heure, ils sont encore abasourdis.

Cadavres, vestiges involontaires.

D’abord,

Il y a ceux qui ont fui,

Avec l’espoir paradoxal de perpétuer le mensonge ailleurs.

Et puis, il y a ceux qui n’ont pas pu partir.

Ceux qui n’auraient pas su où aller.

Eux qui étaient anéantis,

Attendant vaguement qu’il se passe quelque chose,

Puis en n’attendant plus, plus rien, plus du tout,

Que de crever là, à petit feu.

Il y avait ceux qui n’avaient pas les moyens de fuir,

Ou pas la force,

Ou pas la volonté.

Floués, floués.

Il y a ceux qui ont perdu la tête, errant dans leur monde perdu.

Il y a ceux qui se font perdre la tête, à coup d’imagination artificielle.

Et puis,

Il y a ceux qui ont voulu rester,

Comme moi.

Ici,

Dans ce lieu déserté,

On va vivre,

On va inventer.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.