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Billet de blog 21 juillet 2017

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LE PARADIS DE MIGUEL CARNEIRO - PORTO Juillet 2017

En traversant la place de la Liberté à Porto, peut-on la gagner ? Découverte des caves de la Livraria Moreira da Costa à Porto (librairie fondée en 1902) avec Salah AL HAMDANI, poète irakien en exil.

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En traversant la place de la Liberté à Porto, on est sûr de la gagner ? Sur le trottoir on se retourne souvent, avons-nous pris la bonne rue ? Les jours passent et notre mémoire des lieux est de plus en plus fidèle. Ce matin en me réveillant, je repensais à l’écrivain portugais Miguel Torga dont l’écriture m’a redonné de l’espoir dans la vie. Qui aujourd’hui ose écrire sur la dictature au Portugal ? Allons-nous trouver dans ce quartier des librairies qui présentent de tels livres en vitrine ?

Salah est préoccupé par d’autres recherches. Quels poètes portugais contemporains pouvons-nous trouver en librairie et en français de surcroît ? Nous nous arrêtons devant la vitrine d’une librairie de livres anciens. Tiens, tu vois c’est un livre édité en français. On le voit au nom de l’éditeur : Ediions de l’Ecole. Le libraire sort et nous confirme : c’est bien un livre en français.

Nous entrons. Trois personnes, deux hommes et une femme tiennent ce magasin qui ne semble pas très grand tant il est garni de livres. Ils se rendent disponibles ensemble pour répondre à nos attentes. Avez-vous des livres de Miguel Torga ? Le plus âgé semble sortir de derrière son dos comme un magicien, l’édition original de « La création du monde » de 1974 à Coimbra. Les pages ne sont pas encore découpées ! C’est un beau livre sur papier ivoire. Je l’ai lu en français il y a vingt ans. Je l’achète bien sûr ! Pourquoi ne pas apprendre le portugais en le déchiffrant ? Puis une discussion s’engage en anglais avec l’homme plus jeune. Pensez-vous qu’on puisse trouver des livres sur l’histoire de la dictature au Portugal ? C’est un sujet délicat qui rebute les éditeurs encore aujourd’hui, pense-t-il. Cela fait seulement quarante ans. C’est encore tabou. Trop court.

Alors que nous les saluons avant de partir, Salah Al Hamdani exprime son plaisir d’entrer dans une librairie comme celle-ci. Il se justifie : j’ai été bibliothécaire pendant vingt  ans. Il ne parle pas de son œuvre d’écrivain. Le plus jeune s’anime soudain et nous invite à descendre à la cave avant de partir. Il tient à  nous montrer quelque chose d’important.

Nous empruntons un escalier sombre qui tourne et débouche effectivement dans un grand espace en sous-sol très encombré, assez sombre, rempli de rayonnages et couverts de milliers de livres anciens. « Cela fait cinq générations que ma famille vend des livres à Porto. Mon arrière, arrière, arrière… grand père a créé ce lieu. Il y avait des français dans ma famille. Il y a beaucoup de livres en français ici. » Je prends quelques photos avec son autorisation. Salah s’enfonce tout au fond de la remise. Il lève la tête vers les piles qui n’en finissent pas et je sens qu’il va pleurer. « C’est émouvant, j’ai la gorge serrée », dit-il. Avant de quitter la bibliothèque de l’hôpital de Bicêtre (laquelle devait fermer définitivement faute de budget), il a mis en cartons les livres les plus anciens, les plus précieux et les a fait transporter dans les réserves de l’hôpital par des ouvriers compréhensifs. Il redoutait que la nouvelle direction de l’hôpital ordonne qu’on les détruise juste après son départ ; « Peut-être qu’un jour une personne éclairée les trouvera et les sauvera ! »

Le libraire qui se nomme Miguel Carneiro, arrière, arrière... arrière petit-fils du fondateur, pose avec Salah Al Hamdani le poète pour la photo. Il est heureux mais n’ose pas trop sourire. « Problèmes dentaires », dit-il.  Il nous retient encore car il a une chose très rare à nous montrer. Il s’éclipse derrière un rayonnage et revient chargé d’un très gros volume à l’épaisse reliure de cuir. Une encyclopédie des arts et des sciences. Nous l’ouvrons sur la table avec précaution et respect vu son grand âge ; Edition de 1755 (si je ne me trompe pas) comme il est écrit en chiffres romains. Il va le remettre à la même place, « sinon il ne saura plus où est chaque chose ! ». Puis avant de fermer la lumière et de nous raccompagner au rez-de-chaussée, il regarde tout autour de lui et nous dit en français : « C’est mon paradis ici ! » -  Isabelle Lagny (le 21 Juillet 2017 à Porto - Portugal)

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