Des mains brunes et viriles portent un rectangle de bois au dessus d'une foule. Il est midi sur Tahrir et comme tous les jours depuis quelques temps, c'est un corps à l'horizontale dans une boîte qui rassemble.
Chacun d'entre nous finit sa ronde sur Terre dans ce genre de boîte, c'est un fait. Mais la ronde est plus ou moins longue, plus ou moins savoureuse, et en ce moment, au Caire, les rondes raccourcissent dangereusement chez les curieux, les engagés, les furieux du verbe qui twittent un peu trop.
Un type de vingt-huit ans disparaît d'un pont où il était venu manifester, puis réapparaît dans un hôpital trois jours plus tard. Le lendemain, il est mort.
Un autre se rend à la manifestation devant le palais présidentiel avec sa femme. Il a quarante-huit ans. C'est un soir de week-end, des proches habitent le quartier, cela fait un bout de temps qu'ils ne sont pas venus à Héliopolis et l'homme a envie de voir à quoi ressemble le grabuge, par curiosité, de loin. Il sirote un soda. Cet homme là ne finira pas dans une boîte ce soir, mais à son échelle, c'est presque pire, car l'humiliation sera nationale, corrosive comme de l'acide jeté à la figure. Tout le monde, et pas qu'en Egypte, assistera à sa déchéance en live, il suffit d'aller voir la séquence sur YouTube, les CRS qui agitent leurs bâtons autour de lui et au creux de sa chair, comme des insectes leurs antennes. Ils le traitent comme un animal, mais ce sont eux qui n'ont pas l'air humain.
Si l'histoire s'arrêtait là, on pourrait sortir les mouchoirs et tous sauter dans le Nil.
Mais l'histoire ne s'arrête pas là, parce que, précisément, il y a eu une révolution, et si le régime actuel, aveugle et lent comme un pachyderme préhistorique, reproduit par manque d'inspiration et pire, par habitude, les méthodes de l'ancien, et que, fatalement, comme sous l'ancien, des gens disparaissent et finissent précocement leur ronde dans une boîte, d'autres sont là pour les soulever d'une main ferme, en plein jour, sur Tahrir, et ils ne sont pas douze, les vivants, à venir défier le bâton, ils sont plusieurs milliers et ils ont du coffre.
La fille du type qui buvait un soda devant le palais présidentiel non plus, n'a pas l'intention de se taire, et la séquence de télévision mythique où le lendemain du jour de l'Humiliation, elle hurle avoir vu ce que son père, depuis, nie avoir vécu, résume en quatre minutes les deux dernières années que vient de traverser l'Egypte. L'homme essaie en vain de lui imposer le silence. C'est la voix d'un homme qui délire de trouille, une voix grave de fumeur qui va racler dans les aigus où s'évanouissent ses derniers résidus d'autorité paternelle. Celle de la fille est ahurie. Son père, l'homme qu'elle a toujours cru digne et insubmersible, fait en quatre minutes tout ce qu'il lui a appris à ne pas faire : s'écraser et mentir.
Individuellement, personne ne gagne à la fin, ni le jeune gars mort d'une impressionnante crise cardiaque après trois jours d'invisibilité, ni l'homme qui doit se faire violence pour recoller les petits morceaux de virilité qui lui restent, ni sa propre fille, qui selon le code de la famille égyptienne exemplaire, cher à la nouvelle constitution, n'aurait jamais du intervenir en public pour contredire le patriarche.
Mais la révolution avance. Frêle comme un coton-tige dans une tornade, elle rogne chaque jour sur le terrain des puissants, à chaque boîte promenée haut, au dessus d'une foule, à chaque fille prête à crier la vérité, même si, pour cela, il lui faut contredire son père.