Une fois n'est pas coutume, Levantine se délocalise à Paris, le temps d'une pièce de théâtre : celle d'un libanais, parti jeune de son pays natal "pour cause de guerre civile" pour la France puis pour le Québec. La quatrième pièce de la tétralogie "Le sang des promesses" de Wajdi Mouawad, intitulée sobrement "Ciels", est un coup de maître, une expérience qui n'a pas grand chose à voir avec le théâtre. Devant l'absence choquante de couverture médiatique conséquente sur ladite pièce, éclipsée par le succès des Justes (dans laquelle joue, d'ailleurs, Wajdi Mouawad), j'ai pensé raconter ici ce que j'en avais vu, entendu, compris.
L'histoire, brièvement (bien que difficilement résumable) :
Isolée dans un lieu secret, une cellule antiterroriste ne dispose plus que de quatre jours pour déjouer un attentat imminent. Le suicide de l'un de ses membres bouscule l'enquête et prolonge le huis-clos des cinq personnages.
Les cieux de Wajdi Mouawad ne sont ni bleus ni oniriques. Pollués d'ondes invisibles, de messages cryptés en langues indéchiffrables, ils apparaissent vite comme menaçants. Pour l'occasion, la salle des ateliers Berthier a été entièrement réaménagée. Le spectateur se retrouve au milieu de l'arène, enfermé dans une grande pièce blanche dont les quatre murs sont en réalité quatre scènes. Dans chaque mur, une niche aux allures futuristes figure la chambre de l'un des cryptographes ; le passage des acteurs de l'une à l'autre pièce force le spectateur à faire tourner son tabouret rotatif pour mieux voir, mieux comprendre.
Des écrans vidéo géants sur lesquels d'autres personnages, jamais matérialisés, apparaissent, complètent le spectacle. Loin des fauteuils confortables des théâtres conventionnels, le sentiment d'enfermement du spectateur et sa posture forcément active donnent du nerf à un texte intrinsèquement fondé sur le suspense.
Ciels s'ouvre sur la tirade d'une voix masculine enragée, qui hurle contre un monde belliciste, auto-destructeur et moutonnier. Apostrophant d'un vous pas si abstrait le spectateur, la voix donne le la : « Vous nous écoutez mais vous n'entendez rien !/Vous vous assoyez à vos fenêtres/Dans vos mains des bouchées d'enfance/Miettes à jeter auxrats » . Elle assène, terrorise : « Poussière, farine!/Vous voudrez vous relever/Vous relever vous n'oserez pas ».
La pièce tiendra la note initiale et ne sortira jamais de cet état de transe qui, par contagion, gagne les rangs du public. Entraîné dans une expérience parfois physique, parfois mystique, souvent politique, on en oublie qu'on est au théâtre. Cet art d'habitude si prompt à se regarder le nombril, à mettre du théâtre dans le théâtre par des jeux de mise en abîme et de miroirs, devient sous la plume de Wajdi Mouawad un art total. Les unités de temps et de lieu éclatent, la vidéo devient l'égale de l'acteur, l'histoire de l'art se marie au terrorisme : tout fait sens et tout est lié.
L'auteur dénonce et résume, avec cinq personnages pourtant confinés au huis-clos, la maladie – forcément globale - du siècle à venir. Cette obsession devérité-transparence-communication est ici cristallisée dans une fresque où l'on entend des centaines de dialogues croisés, des langues – orientales, asiatiques, slaves - se mêler et des visages surgir sur des écrans vidéo, en contrepoint de l'intrigue qui accable plus qu'elle n'occupe les personnages principaux.
Pour ce quatrième et dernier volet du« Sang des promesses », le dramaturge fait la démonstration hallucinée et bouleversante de ce que le monde est devenu depuis le siècle de Tintoret. Un monde de l'immédiateté, de la célérité, un monde où l'on communique sans dire, où l'on capte sans entendre. Un monde où la surveillance règne à tel point que l'on en oublierait presque un détail : malgré ces changements, malgré cet amour de l'ordre, de la clarté, de la technologie, cette obsession du lisse, ne sommes nous pas aussi humains que l'étaient les hommes de la Renaissance ?
La quête de l'auteur est aussi générationnelle : les hommes d'aujourd'hui sont les fils des hommes d'hier et, souvent, le texte accuse les pères d'avoir fait tuer les fils, dans les conflits violents du XXe siècle. Seconde Guerre Mondiale ou guerre civile libanaise ? Le bruit des obus qui semblent s'effondrer non loin du théâtre happent dans une dernière secousse les vaillants spectateurs. Où est la beauté ? Où est l'espoir ? La scène finale est visuellement magistrale : les acteurs réunis au centre d'une même scène posent avec la même grâce que s'il s'agissait d'un Tintoret. Wajdi Mouawad peut mourir demain : Ciels semble toucher du doigt ce qu'est l'essence de l'humanité.