A l'occasion de la parution de l'ouvrage collectif Sarkozy au Proche-Orient qu'il a dirigé, Farouk Mardam-Bey était invité au Salon du Livre de Beyrouth. Jeudi dernier, lors d'une conférence organisée par le Salon du Livre, il s'est exprimé sur la rupture sarkozyste avec la tradition française en matière de politique arabe. Extraits choisis.
C'est un livre qui est délibérément polémique puisque personne dans ce livre collectif ne défend la politique de Sarkozy au Proche-Orient. Mais polémique ne veut pas dire injuste ou violent. Ce livre est né d'une exaspération. On voit aujourd'hui que la France est engagée dans une guerre perdue d'avance en Afghanistan, qu'elle est particulièrement agressive à l'égard de l'Iran. La France est aussi le pays qui oppose le refus le plus total en ce qui concerne l'adhésion de la Turquie à l'UE et qui s'est aligné sur l'attitude américaine et les pays européens les moins favorables aux palestiniens dans le cadre du conflit israélo-arabe.
En ce qui concerne la Turquie, je comprends qu'on impose des conditions, même draconiennes, à son adhésion. C'est ce qui a été fait par l'Allemagne, la Grande-Bretagne, et la France du temps de Jacques Chirac. Nicolas Sarkozy, lui, dès sa campagne électorale, a lancé des phrases assassines contre les turcs. D'abord avec l'argument géographique : la Turquie n'est pas en Europe – ce qui ne semble pas lui poser de problème pour Chypre. Et avec l'argument religieux, en disant dans un meeting électoral : « Pouvez vous accepter la présence de 100 millions de turcs musulmans en Europe ? ». Il a mis l'argument religieux en premier, et ça a été très critiqué par une grande partie de l'opinion publique européenne.Personne n'a jamais dit que l'UE devait être judéo-chrétienne.
A quoi sert l'Union pour la Méditerranée ?
L'idée de l'Union pour la Méditerranée est une idée très plaisante, et on ne peut pas être contre le principe de réunir le pourtour de la Méditerranée dans une union qui pourrait servir au développement économique, au progrès des droits de l'homme, etc. Le problème avec le projet de Sarkozy est le suivant : il a été conçu essentiellement pour contourner l'adhésion de la Turquie à l'UE en disant on va créer un autre cercle que l'Europe où des pays comme la Turquie, mais aussi l'Algérie, le Maroc et la Tunisie pourraient participer. Devant le coup de colère de Mme Merkel, le projet a changé, et c'est devenu un magma absolument ingérable. Aujourd'hui, c'est 27 pays européens, plus 43 pays, donc ce ne sont pas seulement les pays riverains de la Méditerranée, ça va beaucoup plus loin. Or, d'expérience, avec l'Union Européenne, nous savons que plus l'union s'élargit et moins elle est apte à prendre des décisions politiques claires. Aujourd'hui, l'UE est absolument incapable de se positionner par rapport au conflit israélo-arabe, étant donné qu'il y a des pays qui sont particulièrement alignés sur Israel – essentiellement, les anciens pays communistes d'Europe de l'Est. L'Union pour la Méditerranée est devenue une coquille vide. Il y a des actions culturelles organisées de temps en temps, mais ça ne va pas plus loin.
La question religieuse: islamisation, islamophobie, voile intégral. Quid ?
Il y a des raisons objectives pour la cristallisation de cette question, mais il y a aussi la volonté de chefs d'Etat – pour des raisons de politique électorale – de monter en épingle cette question de l'Islam en Europe. Toutes les enquêtes sociologiques que j'ai lues montrent que plus de 80% des musulmans de France sont des gens totalement intégrés dans le circuit social, économique, culturel du pays, et qu'ils ne posent ni de problèmes sécuritaires, ni culturels au sens large. On a constaté aussi parmi cette population musulmane une tendance à la désislamisation qui est parallèle à la déchristianisation catholique et protestante en France.
Maintenant, il y a aussi une minorité, une minorité importante, qu'on peut séparer en deux: il y a des intégristes, des fondamentalistes, des gens qui cherchent à implanter en France un islam pas nécessairement violent, mais particulièrement bigot avec des signes extérieurs d'identification : porter le voile, le niqab, des hommes qui portent la barbe taillée d'une certaine manière, qui tiennent absolument à faire la prière dans la rue. Ca, ce sont des choses réelles, mais au lieu de s'attaquer à cela par une politique à la fois sociale et urbanistique, on monte en épingle l'islamisation, du Front National à la droite traditionnelle.
On parle beaucoup de la montée de l'islamophobie parallèlement à la montée de l'islamisme. Je dis toujours qu'il faut faire la distinction : on ne peut pas parler d'islamophobie quand on parle de l'auteur d'un article critique de quelques musulmans en France. En revanche, il y a deux ou trois mois, quand Quick a décidé de faire des fast-food halal, chaque jour à la télé pendant une semaine, on en a entendu parler. Evidemment, Quick ne fait pas ça par sympathie pour les musulmans, c'est pour gagner de l'argent. Mais qu'est ce que ça peutf aire qu'ils vendent de la viande halal ? Il y a bien des stands kasher dans tous les supermarchés !
Loi sur le niqab : peut-on faire prévaloir le droit à la différence ?
Je suis comme tout le monde pour le droit à la différence, avec cette réserve qu'il peut devenir très dangereux quand il ghettoise une communauté. Et on assiste à cela en ce moment, à une forme de ghettoisation des musulmans dans certaines sociétés européennes. Le droit à la différence, dans ce cas, n'a aucun sens. C'est le droit à la ressemblance qui ici peut faire sens. Que tout le monde ait le même accès à l'éducation, aux études, aux soins.
Maintenant, pour ce qui est de l'histoire du niqab, il me semble qu'on a fait un débat de quelque chose qui n'en était pas un. Il aurait suffi d'une interdiction administrative des préfets pour interdire le voile à l'école et la burqa dans la rue. Pourquoi il faudrait une loi ? On sait qu'on n'a pas le droit, en France, de marcher complètement masqué dans la rue, pour des questions de sécurité. Donc on aurait pu dire : la burqa est un masque. Mais on a voulu faire une loi, mener un débat à l'Assemblée Nationale, pour parler pendant des mois de la soit disant montée de l'islamisation en France, alors qu'on parle de 300 femmes.
Coopération stratégique : l'axe Paris-Tel-Aviv. Quelles sont les conséquences du tournant atlantiste ? Est ce que l'intégration à l'OTAN peut faire reculer la paix au Moyen-Orient ?
La France s'est distinguée de ses voisins européens par une politique très équilibrée au Moyen-Orient depuis la guerre de 1967. La France était alignée sur Israel avant 1967 et il y avait même une alliance tacite de nature politique et militaire entre les deux pays. Cela s'est traduit par l'aventure commune de Suez et une chose particulièrement grave, à savoir la livraison clé en main à Israel de la technologie de la bombe atomique.
Avec la guerre de 1967, De Gaulle a eu le courage, l'intelligence de changer radicalement cette politique, non pour mener une politique pro-arabe, mais pour mener une politique équilibrée, qui consiste en plusieurs points. Premièrement, De Gaulle soutenait que tous les Etats de la région avaient le droit de vivre en paix. Il n'était donc pas contre l'existence de l'Etat d'Israel, c'est évident. Deuxièmement, tous les acquis - les territoires occupés - par la force en temps de guerre étaient considérés comme illégaux et comme devant être restitués aux arabes. Troisièmement, aucune solution ne semblait possible sans un accord international.
Il y avait donc déjà les prémices de cette doctrine française qui dit que la solution doit être globale, et non pas séparée, pays par pays. L'attitudede De Gaulle a été suivie par celle de Pompidou, qui l'a élargie. Giscard a été encore plus loin avec la déclaration de Venise en 1980. Cette déclaration va très loin dans les propositions de paix au Proche-Orient, puisque pour la première fois un Etat occidental reconnaît le droit des palestiniens à l'auto-détermination et demande la restitution du Golan à la Syrie.
Pourquoi des négociations globales sont-elles nécessaires ?
Quand on a vu les résultats des accords de Camp David avec l'Egypte, c'est à dire quand il y a eu une paix séparée égypto-israélienne, dans le reste du monde arabe cela a provoqué des tensions extraordinaires. Le Liban est d'ailleurs l'un des pays qui en a payé le prix. Quand il y a eu le processus d'Oslo, qui est aussi un processus de paix séparée, on a vu comment la Syrie pouvait jouer contre ce processus et le bloquer. Les israéliens ont beaucoup joué cette carte depuis la conférence de Madrid en demandant à chaque fois des négociations séparées : syro-israéliennes, jordano-israéliennes, palestino-israéliennes, de manière à faire jouer les contradictions entre pays arabes. Maintenant, c'est fait. On n'arrive pas à une solution globale alors qu'on sait pertinemment que, aussi bien pour la Syrie, le Liban et les palestiniens, seul un accord global qui garantit le retour du Golan à la Syrie, des territoires occupés depuis 1967 en Palestine et les autres Sabra et Chatila au Liban pourrait amener une paix définitive.
Ce qui s'est passé depuis Mitterrand a mis un peu un bémol à cette politique mais il lui revient quand même le mérite d'avoir réclamé, devant la Knesset, la création d'un Etat palestinien indépendant et d'avoir accueilli Yasser Arafat, le président de l'OLP, à Paris lors d'une visite officielle. Chirac a continué sur la même lancée. Bien sûr, on parle toujours de Chirac comme d'un pro-arabe, ce qui n'a pas grand sens, puisque le monde arabe n'est pas structuré aujourd'hui d'une telle façon qu'on puisse revendiquer être pro-arabe. Mais il n'y a pas de doute qu'il avait de la sympathie pour les palestiniens. Quand il est devenu président de la République, il est devenu très clair.
Le problème avec Sarkozy, c'est que dès la campagne électorale, il a pris des positions très pro-israéliennes. En 2004, il était encore président de l'UMP. Il a participé à cette rencontre très importante qui se passe en Israel chaque année, à Herzliya, où il y a le gotha du sionisme mondial, et il a annoncé des choses qui étaient très graves et contraires à la doctrine de la France concernant la solution du conflit israélo-arabe. Il a jugé par exemple comme très positive l'aventure de Suez de 1956 dans son discours. Il a dans ce discours trouvé que la coopération sécuritaire entre les services secrets français et israéliens était très positive. Il a trouvé que le tramway de Jérusalem, qui doit déservir des colonies dans les territoires illégalement occupés, était un très beau projet.
Deux ans plus tard, en 2006, aux Etats-Unis, alors qu'il était ministre de l'Intérieur, on se souvient tous comment il s'en est pris à l'arrogance française au sujet de la guerre en Irak. Et il a dans plusieurs discours annoncé la couleur : « Je partage les mêmes valeurs avec le président Bush et le gouvernement israélien » au moment où ce dernier judaisait Jérusalem et violait chaque jour les droits de l'homme dans les territoires occupés.
Sarkozy a répété les mêmes discours une fois élu en 2007 aussi bien à Washington que devant la Knesset. Son discours devant la Knesset a été qualifié par des journalistes israéliens comme un discours que pouvait prononcer n'importe quel dirigeant du mouvement sioniste mondial. Il a été très loin dans ce discours puisqu'il a repris à son compte tous les mythes fondateurs du sionisme : l'idée selon laquelle il y aurait une continuité entre la Shoah et la naissance de l'Etat d'Israel, par exemple. A la fin du discours, il a bien sûr revendiqué auprès des israéliens le respect des droits despalestiniens, mais après l'éloge qu'il a faite de l'intelligence, du strict respect des droits de l'homme des dirigeants israéliens, ça n'avait plus aucun sens.
Aujourd'hui, on parle de l'Etat palestinien parce qu'on sait qu'il est devenu impraticable. On n'a jamais autant soutenu l'Etat palestinien que depuis ces deux dernières années, quand il n'y a plus de place pour le créer. Je rappelle ce discours de Sarkozy devant les Etats donateurs : il a défendu l'idée du retrait israélien de tous les territoires occupés depuis 1967, y compris de Jérusalem Est. Alors, bien sûr, c'est très beau, on applaudit, mais on voit que, au même moment, il reçoit les dirigeants israéliens, il fait l'éloge de leur politique, qui sape les bases de la paix juste, équitable et durable que Sarkozy revendique. C'est une rupture avec la tradition de la politique arabe de la France. Elle s'inscrit dans une vision du monde qui est dangereuse puisque, au moment de la réintégration de la France dans l'OTAN, un livre blanc publié par les services français dessinait une carte de la zone des tempêtes dans le monde exactement conforme à la vision de Bush du Grand Moyen Orient, et inscrivait la France au sein de l'alliance occidentale sans qu'il y ait quelqu'un en face. Ce n'est plus l'alliance occidentale face au communisme, aujourd'hui elle est sensée faire face à un magma qu'on appelle l'islamisme.
Farouk Mardam-Bey,historien né à Damas, dirige la collection Sindbad des éditionsActes Sud. Il est aussi directeur de publication de la Revue d'étudespalestiniennes et conseiller culturel à l'Institut du Monde Arabe.