L'historien, poète et essayiste palestinien Elias Sanbar était invité au Salon du livre de Beyrouth la semaine dernière pour présenter son dernier ouvrage, Dictionnaire amoureux de la Palestine (Plon). Il a répondu avec le plus grand sérieux à quelques questions, malgré la densité de journalistes au mètre carré venus lui arracher une interview.
Vous avez dit de ce livre que vous l'aviez écrit par « besoin d'humaniser ». C'est à dire ?
Humaniser, c'est à dire revenir au noeud simple de la question palestinienne qui est très chargée. C'est une caisse de résonance du monde, pas seulement de la région. La durée du conflit fait que des complications sont venues s'ajouter. Mais la revendication palestinienne première est très simple : « Nous sommes des humains comme vous, nous voulons avoir la vie banale que vous menez ». C'est une requête très simple, mais très puissante.
L'humanisation, c'est le droit à la banalité ?
Effectivement. Dans ce conflit, les palestiniens ont été déshumanisés. Mais ça, c'est un processus très classique. Ils ont été abstraits par les gens qui prenaient partie pour la cause palestinienne et en faisaient des figures. La figure du héros, la figure de la victime, et très souvent, la figure du héros-victime. Or, ils ont été victimes, et parfois héroiques, mais ils ne sont fondamentalement ni l'un ni l'autre. Ils sont dans une humanité simple, originaires d'un pays qui n'a rien à voir avec ce délire de récits que l'on entend ça et là. Dans cette optique, il fallait ramener l'acteur à sa simplicité. Et l'humaniser, c'était le rendre concret.
Donc il n'y a pas d'exception culturelle palestinienne ?
Si, mais en quoi une exception culturelle devrait-elle être une abstraction ? Une exception culturelle n'est pas autre chose qu'un timbre de voix particulier. Notre culture est une culture arabe. Il n'y a pas de culture palestinienne, c'est une divagation. Comme toutes les cultures qui ont un tronc et des branches, les branches palestiniennes puisent dans les référents classiques arabes, dans l'imaginaire arabe. On se trompe si l'on croit que c'est ce timbre de voix qui fait notre culture. Nous sommes des arabes de Palestine, pas des palestiniens arabes.
Après les disparitions d'Edward Said et de Mahmoud Dahwich, comment peut évoluer la culture palestinienne aujourd'hui ?
Personne ne peut nier que la perte est immense, parce que des poètes et des penseurs de cette trempe (et ça, c'est valable partout, pas seulement en Palestine), on n'en voit pas tous les jours. Il faut beaucoup de temps, d'histoire et de don pour faire émerger un artiste de ce calibre. Ce n'est pas un phénomène de génération spontanée, ça se construit.
Ce qu'on a très souvent confondu, c'est leur disparition d'une part, et le fait de savoir si ces disparitions allaient bloquer l'élan d'un peuple. Mais le peuple palestinien continue sur sa lancée. Il y a beaucoup de jeunes talents qui sont autant de promesses. Je pense à un auteur comme Mahmoud Choukheir, dont la prose est magnifique. A toutes ces femmes, jeunes, qui se lancent dans le cinéma. A de jeunes poètes, aussi.
Il ne faut pas penser la question en termes de succession. Personne n'est le successeur de personne. Darwich n'a succédé à personne, et personne ne lui succédera.
Henry Laurens comparait lors d'une conférence au Salon du Livre le « drame irlandais qui a duré sept siècles » à la question palestinienne. C'est une comparaison pertinente ?
La durée est certainement un élément. Le fait qu'il s'agisse d'une question nationale également. Mais ça s'arrête là. Les irlandais n'ont pas subi un remplacement, alors qu'en Palestine, nous sommes face à un remplacement de masse.
C'est un phénomène unique dans l'histoire ?
Non, d'autres peuples ont été remplacés et déplacés. Mais ils ont disparu. La grande réalisation des palestiniens, c'est qu'ils n'ont pas disparu.