Abdo vit au bord du désert. Au bord d'un lac aussi. «Encore un garçon mort à Port Saïd», annonce t-il en secouant la tête. Sourcils touffus et cheveux frisés accentuent son geste. «Port Saïd..., commence t-il. J'y ai vécu trois ans. J'ai connu la ville quand ils commençaient tout juste à la pourrir avec le fric».
Laconique depuis son fauteuil en osier, Abdo raconte une histoire dont il devine à raison qu'elle va plaire à son interlocutrice. "A l'époque, je travaillais sur un roman qui se passait dans le centre-ville du Caire où je vivais. Et puis il y a eu cette histoire de zone franche. Je me suis dit que mon roman devrait se passer là où il y avait du trafic. J'ai loué un appartement à Port Saïd et je suis resté trois ans. Dans la journée, je faisais comme tout le monde, de la contrebande, et je fumais des joints. La nuit, j'écrivais".
Abdo sourit avec chaleur, puis tristesse. Il repense au gamin qui vient de mourir.
"La République de Port Saïd !".
Chaleur fugace, à nouveau. Elle fond en une grimace de dégoût.
"Tous ces gamins accusés, et pourquoi ? Parce qu'ils sont allés voir un match de football ?"
Abdo a les larmes aux yeux. C'est inattendu et gênant. Il tire sur sa cigarette.
"Ce pays est fou. Il y a quelque chose de fou, ici", répète t-il, comme pour rendre acceptable cette vérité générale énoncé par lui-même.
"Un jour, quelques années avant la révolution, l'armée a fait fermer le cimetière : il n'y avait plus de place pour de nouvelles tombes. Quand la famille du défunt est arrivée du village avec son cercueil, - c'est un village près d'ici (il désigne du doigt un point au fond du jardin) -, les soldats leur ont dit de partir. Les jours ont passé, et la famille, après beaucoup d'hésitations, a décidé d'enterrer le corps dans le désert. Mais l'armée est intervenue à nouveau. Je ne sais quelle loi, d'après eux, interdisait d'enterrer un humain dans le désert".
Une pause.
"Ils refusaient à un homme son droit à une sépulture digne parce qu'ils n'avaient pas pensé à rajouter une annexe au cimetière quand celui-ci menaçait de devenir trop étroit ! C'est absurde ! Du désert, ici, il y en a partout ! L'Egypte, à peu de choses près, C'EST le désert !".
Festival de sourcils et de cheveux.
"Et puis, toujours avant la révolution, il y a eu l'histoire de cette riche famille des environs (index à nouveau pointé vers le fond du jardin) qui, pour irriguer les plantes de sa propriété, a fait détourner l'eau courante de tout un village. Personne n'a rien dit. Quelques temps après, un incendie s'est déclaré dans une des maisons. Ce sont des maisons aux toits en chaume, comme ici (il montre le toit derrière lui). Une deuxième a pris feu, puis une troisième, puis une quatrième car, bien sûr, il n'y avait pas d'eau pour les arroser. Les pompiers ont eu l'idée d'ouvrir les égoûts pour inonder les flammes. Ils ont donc éteint le feu avec la MERDE des villageois !".
Abdo soupire.
"Ce jour là, je me suis dit : ce pays marche sur la tête".