Qui, il y a deux semaines, pouvait se targuer de connaître la question des chrétiens d'Irak ? Pas grand monde. Pourtant, depuis 2004, plus de 60 églises ont été attaquées sur l'ensemble du territoire irakien et un demi-million de chrétiens ont quitté le pays. Les difficultés de cette minorité sont loin d'être nouvelles. Comment, alors, expliquer le battage médiatique en vogue en France depuis l'assassinat d'une cinquantaine de croyants le 31 octobre dernier à Baghdad ?
D'abord, ce titre inquiétant, dans Le Monde : Les chrétiens vont-ils disparaître du Moyen-Orient ? Vaste question. Si Le Monde titrait avec autant de grandiloquence à chaque fois que 60 personnes mouraient en Irak, ça deviendrait vite étouffant. On aurait droit tous les jours à : Les chiites vont ils disparaître d'Irak ? Les femmes et les enfants vont-ils disparaître d'Irak ? Mais visiblement, la violence en Irak n'est pas le sujet. Le sujet, c'est : au secours, la chrétienté est en danger.
Ensuite, la surprenante main tendue d'Eric Besson à soixante rescapés du massacre de l'église Sayyidat al-Najar. C'est sûr, passer à la télé en accueillant la larme à l'oeil soixante arabes à l'aéroport, c'est quand même un meilleur plan com' que de mettre des gens dans des charters. Ouf, l'honneur est sauf.
Enfin, l'émission de l'inénarrable Yves Calvi, intitulée pour l'occasion La guerre sainte d'al-Qaida, dans laquelle l'animateur s'étouffait devant la passivité du Pape. Un scandale, non ? Ben, « non », répond Odon Vallet, invité de ladite émission, « Tous les papes depuis Jean XXIII sont extrêmement nuancés sur le Moyen-Orient ». Oui, mais quand même, continue de s'étouffer Yves Calvi, des chrétiens ! Intervention salutaire du journaliste Mohamed Sifaoui, lui aussi invité : « On est horrifié par des crimes qui se passent en Irak quand se sont des chrétiens qui sont assassinés, on est beaucoup moins horrifié quand se sont d'autres personnes. Moi, c'est ça qui me choque ». Réponse ahurissante d'Yves Calvi : « Ah, donc, vous, qu'on tue la voisine ou votre mère, c'est pareil ! ». Echange de regards atterrés des invités, polis.
Trois niveaux d'interprétation, à ces manifestations surprenantes de compassion :
Le premier niveau, qui est le plus lisible, est celui du surmoi. La réaction épidermique à l'assassinat de chrétiens à 5000 km de la France, c'est la manifestation authentique d'un surmoi chrétien. Des journalistes et des hommes politiques, descendants de chrétiens ou s'identifiant à la figure du chrétien, revivent une peur ancestrale : celle de se faire zigouiller par un musulman. C'est sans doute le cas d'Yves Calvi, qui avait l'air sincèrement alarmé, et dont le réflexe de se tourner vers le Pape pour une aide éventuelle pouvait faire douter le téléspectateur assoupi qu'il était toujours en 2010.
La deuxième lecture est plus cynique. Si les médias et les hommes politiques s'emparent de la misère chrétienne en terre d'Orient, c'est parce qu'ils savent que ça va faire vendre. On fait semblant de s'intéresser à des populations arabes – qui, prises dans leur ensemble, se retrouvent beaucoup moins souvent sous le feu des projecteurs – pour, en réalité, recycler les stéréotypes habituels (la supposée violence, voire barbarie, musulmane) qui ne cessent, eux, d'être populaires auprès d'un lectorat et électorat français très crispé sur la question de l'Islam.
Prenons l'exemple de l'Egypte : des articles sur les coptes égyptiens en veux tu en voilà, mais sur les élections législatives du 28 novembre qui promettent de sérieux bouleversements et concernent l'ensemble de la population égyptienne, rien ou presque. Petit test: taper « Egypte » sur Lemonde.fr. Dix articles apparaissent en première page. En choix numéro 1 : Eric Besson propose d'accueillir 150 chrétiens d'Irak. En 2, La disparition mystérieuse de deux Egyptiennes coptes qui se seraient converties à l'Islam. En 3, Al Qaida en Irak va cibler les chrétiens. En 4, Les soutiens aux coptes égyptiens se multiplient face aux menaces d'al Qaida. Enfin, en 5, on parle d'élections ! Mais c'est sous le titre : A quoi servent les élections au Proche et au Moyen Orient? Pour reprendre de plus belle en 6. En Egypte, les coptes se ferment sur eux-mêmes.
Enfin, comme le souligne Sinan Antoon dans son article They kill Christians too (à lire sur Jadaliyya.com), la troisième lecture de cette attention disproportionnée est politique. C'est à la fois un « fantasme colonial » de l'Occident de se proclamer « gardien des minorités menacées 'là-bas' », mais c'est aussi, en termes de stratégie politique, un excellent outil d'interventionnisme, une bonne façon de gagner en pouvoir géopolitique en se faisant passer pour bien intentionné. Ca peut toujours servir.