L'histoire des interventions militaires occidentales dans les pays arabes a ceci d'alarmant qu'elle semble cyclique. Siècle après siècle, des hommes différents ont pénétré avec la même condescendance des pays au secours desquels ils avaient l'impression d'aller pour en réalité mieux y imprimer le joug colonial. « La France à la manoeuvre » titre Le Parisien cette semaine, « La France en première ligne » annonce Le Figaro.
En 1798, Napoléon s'adressait en ces termes au « peuple égyptien » à Alexandrie : « Je suis venu jusqu'à vous pour vous délivrer des mains des oppresseurs et restaurer vos droits ». En mars 1917, le général britannique Maude déclarait, après avoir marché sur Baghdad : « Nos armées ne viennent pas dans vos villes enennemis ou en conquérants, mais en libérateurs ». Plus récemment, en 2003, et toujours à Baghdad, Donald Rumsfeld, secrétaire d'Etat à la défense américain, affirmait à ses troupes : « Vous n'êtes pas venus pour conquérir, ni pour occuper, mais pour libérer le peuple irakien, et ces gens le savent ».
Aujourd'hui, c'est de nouveau au tour de la France de montrer les muscles de sa puissante aviation. Une méthode rodée, puisque déjà, en 1925, alors que des révoltes massives du « peuple syrien » compromettait l'occupation française de la Syrie, les avions bleu blanc rouge bombardèrent villes et villages, sans se préoccuper du nombre de civils tués. La même séquence tragique s'est reproduite à Damas en mai 1945, détruisant au passage de nombreux édifices historiques. Tout valait mieux que la perte de puissance de l'empire. Maude à Baghdad en 1917, Allenby à Jérusalem la même année, Gouraud à Damas en 1920 : tous étaient persuadés de leur bon droit, animés par les mêmes intentions cyniques de se proclamer libérateurs d'un pays qu'ils comptaient asservir.
Pendant un siècle et demi, les puissances britannique et française se sont partagées la région sans jamais considérer que les peuples des pays envahis puissent être doués de parole, de désir, de capacité à se gouverner eux-mêmes. Du début de la colonisation française en Algérie en 1830 jusqu'à la ré-invasion britannique de l'Irak en1941 en passant par les sinistres accords de Sykes-Picot de 1916, les deux armées ont prouvé au cours des décennies leur acharnement à ne jamais vouloir laisser une miette d'empire se volatiliser au profit de révoltes populaires pro-démocratiques.
Après la Seconde Guerre Mondiale, les Etats-Unis ont pris le relais. En 1953, ils renversaient le gouvernement de Mossadeq en Iran, élu démocratiquement, pour remettre en selle le Shah, autocrate malléable, gardien des intérêts américains dans la région. En 1963, ils soutenaient le coup d'Etat du parti Ba'ath en Irak, parmi les leaders duquel se trouvait le jeune Saddam Hussein. En 1968, deuxième coup d'Etat au profit du Ba'ath, mêmes acteurs, mêmes résultats. Les mêmes méthodes ont été appliquées jusqu'aux derniers conflits en date, l'Irak et l'Afghanistan prouvant, s'il le fallait, l'extrême clarté de la politique étrangère américaine dans le monde arabe. Elle se résume à un mot : realpolitik. Les alliés des Etats-Unis ne le sont ni pour leurs valeurs, ni pour leurs engagements à l'égard de leurs peuples, mais pour ce qu'ils peuvent apporter aux Etats-Unis en terme de territoires pour des bases militaires, de clients pour des armeset de réserves en énergie pour le peuple américain.
Après soixante ans d'interventions américaines opportunistes, il serait naïf de voir dans l'intervention armée en Libye un élan généreux, une inquiétude sincère pour un peuple dont il y a encore quelques semaines on ne savait rien, ni les maux ni les frustrations ni l'orthographe correcte de leur pays. Ce serait un coup de tonnerre dans la logique historique. Ce serait la première fois que des puissances occidentales lancent une intervention armée dans un pays tiers sans y avoir des intérêts économiques et politiques directs.
La Libye, justement, et ce n'est un secret pour personne, a la double caractéristique d'abriter de larges réserves de gaz et de pétrole et de faire pression sur les flux migratoires d'africains tentant leur chance vers les rives européennes. Energie et migration, les deux plus grands enjeux du Vieux Continent pour le siècle à venir. Soutenue puis rejetée puis soutenue puis de nouveau condamnée par les puissances occidentales au gré de leurs besoins, la dictature de Kadhafi mine depuis 42 ans toutes les structures sociales libyennes. Pourquoi s'inquiéter maintenant ? Pourquoi lâcher les porte-avions et les Rafales ce week-end et pas en 1995 ou en 1998, quand le dictateur libyen menait une lutte armée dans le Djebel el Akhdar contre des groupes islamistes, bombardant avec son aviation tout ce qui était sensé être leurs repères ?
L'intervention armée en Libye n'est pas pur hasard de calendrier. La résolution 1973 de l'ONU survient après le succès de deux révolutions populaires sans précédent dans le monde arabe, en Egypte et en Tunisie. Pendant ces soulèvements, les puissances occidentales se sont vues avec désarroi relayées à la périphérie de l'histoire en marche. Ni les égyptiens ni les tunisiens n'ont mentionné Obama ni aucune autre puissance à l'Ouest de leur destin. Seuls, et au péril de leur vie, ces deux peuples ont réussi à mettre dehors des tyrans que des décennies de connivence occidentale avaient permis de maintenir au pouvoir.
Intervenir en Libye rétablit le déséquilibre originel et malsain, le modèle auquel tous, arabes et occidentaux confondus, sommes à tort les plus habitués : l'ingérence opportune et calculée d'une armée de riches auprès d'un peuple jugé inapte à se sauver tout seul. Comment expliquer la précipitation - et, à en croire les unes de presse de ce week-end en France, la jouissance - dans l'exécution de ce qu'il est difficile d'appeler autrement que par son nom, une guerre ? Comment expliquer le mépris jeté à la face des grandes puissances du Sud, telles que le Brésil, l'Inde et l'Afrique du Sud, qui se sont prononcées contre la résolution 1973 en avançant des arguments plus rationnels que ceux des va t-en guerre américains, britanniques et français ?
On brandit les exemples du Rwanda et des Balkans pour faire croire à l'opinion publique que l'attentisme est le pire des maux. Mais la Libye n'est pas le théâtre d'un génocide qui, à l'échelle de ce qui s'est passé au Rwanda, fait des centaines de milliers de morts. Et les bombardements de l'OTAN en Serbie et au Monténégro ont prouvé une chose : qu'il était impossible d'assurer aux populations civiles sur le terrain de la précision chirurgicale des frappes aériennes. On aura beau fouiller les décennies, les livres d'histoire, nulle part on ne trouvera l'exemple d'une intervention armée réussie d'une coalition occidentale dans un pays en conflit, a fortiori dans le monde arabe où les ressorts coloniaux ne sont jamais loin.
En décembre 2008, l'armée israélienne envoie son aviation pilonner Gaza. Pendant trois semaines, les bombes pleuvent sur les civils. Plus de mille morts. C'est un massacre. Dans les rangs occidentaux, personne n'évoque l'option, annoncée dans le cas libyen comme une inéluctabilité, d'une zone d'exclusion aérienne. Israel est un allié et ce que font les alliés n'est pas critiquable. C'est pourquoi on laisse faire le roi d'Arabie Saoudite quand il a la lubie d'envahir le Bahrein voisin. C'est pourquoi on laisse faire dans les rues de Sanaa ce qu'à grands cris on dénonce dans les rues de Benghazi.