A l'heure où l'on glose sur la montée en puissance des armes dans les rangs des manifestants anti-régime, au moment où les officiers déserteurs qui ont fondé l'Armée Syrienne Libre se réunissent à la frontière libano-syrienne pour décider de la marche à suivre, des groupes de militants, originaires de Deraya et de la région de Damas, prônent sans relâche la non-violence en Syrie, comme ils manifestent sans relâche depuis huit mois, quotidiennement.
Tout a commencé en 1998, dans une ville de la banlieue de Damas, Daraya, « fameuse pour ses vignes et son manque de diversité sociale » comme l'écrit l'universitaire et écrivain syrienne Mohja Kahf. Des adolescents, âgés de 15 à 25 ans, se font chasser de la mosquée où ils ont pris l'habitude de se réunir, leurs discussions commençant à ressembler un peu trop à une forme d'engagement citoyen, toujours mal venue dans un Etat policier. La plupart d'entre eux sont originaires de milieux musulmans conservateurs. Leur mouvement n'est pas fondamentaliste, mais ancré dans la foi musulmane. Inspiré de la pensée du cheikh Jaoudat Saïd, qui a prôné pendant des décennies la non-violence en Syrie, le groupe de jeunes adhère aux idées de Gandhi et de Martin Luther King.
Le petit groupe commence à mettre en pratique le principe qui les réunit : celui du pacifisme militant. En 2002, les jeunes du Mouvement Pacifique de Deraya organisent une campagne citoyenne et balayent les rues de la ville. Suit une campagne anti-corruption, grâce à un calendrier distribué dans leur entourage, dont chaque mois représente une forme différente de corruption. Le groupe tentera ensuite, en vain, d'instaurer une bibliothèque publique via des dons de livres. Après une manifestation silencieuse en 2003 pour protester contre l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis (théoriquement, en accord avec la ligne du gouvernement de Bachar el Assad sur la question), 18 jeunes hommes du groupe sont arrêtés par les services de sécurité. Le groupe devient gênant.
Depuis mars 2011, prôner la non-violence à Deraya comme ailleurs en Syrie, a pris un sens nouveau. Sans surprise, c'est le Mouvement Pacifique de Deraya qui conduit les premières manifestations en ville à la fin du mois de mars. L'un de ses leaders, Yahya Chourbaji, achète des roses et les distribue au reste des manifestants pour qu'elles soient offertes aux soldats leur faisant face. Tout le monde ne se plie pas à l'exercice : certains jeunes manifestants préfèrent insulter les soldats et, ainsi, laisser libre court à leur colère. Au fil des jours, pourtant, les roses sont données, des bouteilles d'eau aussi, accompagnées de mots : « Nous sommes frères. Ne nous tuez pas. Notre patrie est assez grande pour nous tous ». Ces jours là, les arrestations sont beaucoup moins nombreuses, les soldats sont touchés.
Le mouvement fait des émules. Aujourd'hui, il existe douze groupes de militants pacifiques dans la région de Damas, tous à l'origine d'idées subtiles pour lutter contre le régime Assad par la force de l'esprit. Un matin, à l'heure où le souk de Damas est d'habitude le plus bruyant, la foule se croise en silence. Une heure de silence rebelle qu'aucun membre de la sécurité ne peut empêcher. A la tombée de la nuit, depuis la montagne qui domine Damas, où il est rituel d'aller voir le coucher de soleil tomber sur la capitale et les montagnes sèches autour, les lumières de la ville s'éteignent une par une. Dix minutes d'obscurité qu'aucun membre de la sécurité ne peut empêcher. Une après-midi, la couleur de l'eau de plusieurs fontaines de Damas vire au rouge grenadine, pour symboliser tout le sang qui a coulé depuis mars. Aucun membre de la sécurité ne peut empêcher ce rouge d'être vu. Il faudra un certain temps avant que les fontaines soient arrêtées, et un temps encore plus long avant que l'eau rouge ne soit expurgée de celles-ci. Enfin, des militants lâchent depuis les toits de leurs maisons des bouquets de ballons rouges, qu'aucun membre de la sécurité ne peut aller cueillir dans le ciel.
Sans doute, les roses et les bouteilles d'eau ne suffisent pas. Sinon, trois membres des groupes pacifistes de Deraya ne seraient pas morts sous la torture en septembre dernier. Mais l'idée que la non-violence peut changer la face du pays, et de sa révolution, doit être prise au sérieux. Ghiyath Matar, l'un des trois garçons morts torturés, écrivait sur Facebook, quelques jours avant de disparaître : « Nous avons choisi la non-violence, non pas par manque de courage ou de faiblesse, mais par conviction. Nous ne voulons pas d'une victoire par les armes qui détruirait au passage le pays entier. Nous voulons y arriver par la force morale, et c'est pourquoi nous tiendrons cette ligne jusqu'au bout ».
Pour prolonger cette lecture, deux textes sont disponibles en anglais : le premier est écrit par la militante des droits de l'homme Razan Zaitouneh (http://www.damascusbureau.org/?p=2955),le second par l'universitaire et écrivaine Mohja Kahf (http://mashallahnews.com/?p=5938).