Isabelle Mayault (avatar)

Isabelle Mayault

Journaliste

Abonné·e de Mediapart

78 Billets

0 Édition

Billet de blog 23 février 2013

Isabelle Mayault (avatar)

Isabelle Mayault

Journaliste

Abonné·e de Mediapart

Tous les murs ne sont pas en brique

Isabelle Mayault (avatar)

Isabelle Mayault

Journaliste

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C'est un vendredi soir au Caire où l'on essaiera savamment, et en vain, d'abolir des barrières culturelles.

D'abord avec un Palestinien, sur la chaussée d'une rue du centre, dans un café en plein air. Mohamed n'est allé qu'une fois en Europe. Il ne se fait pas appeler Mohamed parce que des Mohamed il y en a trop. Son monde tient entre Le Caire et Rafah. Il sait que c'est exotique, du point de vue de l'autre, c'est à dire moi. Il vend ses huit frères et soeurs, il vend leurs disputes bruyantes – ils sont bruyants parce qu'ils ne sont pas éduqués, précise t-il -, il vend les tunnels qu'il emprunte pour aller voir sa soeur à Gaza. Tout cela est exact, tout cela est factuel et tout cela sonne faux. Je suis l'étrangère, je n'ai rien à vendre, je dois écouter de l'autre côté de la barrière qui sépare ma tasse d'espresso de sa tasse de café turc. Je dis Insh'allah. Il dit Tu ne peux pas dire Allah si tu ne crois pas en Dieu. Je pense Mon Dieu, cet homme croit au blasphème. Il rit.

Ensuite avec les francophones réunis dans un hôtel cinq étoiles de Zamalek. C'est le départ d'un ami égyptien. Le bar est vide, à l'exception du petit groupe à l'étage, qui se déhanche avec une énergie française – saccadée et bancale – sur une musique sans mélodie. Le bar s'appelle le Bouddha Bar, il y en a un dans chaque ville où je suis allée, comme les Hard Rock Café. Sans surprise, un bouddha géant domine la salle, domine le Nil même, et ses lumières de mégalopole qui courent jusqu'au désert. Ce serait beau si l'on pouvait parler mais le lieu est pensé selon les règles du divertissement à l'occidentale : si les clients s'entendaient parler, peut-être découvriraient-ils qu'ils n'ont rien à se dire. L'ennui, cet ennemi puissant, ressurgirait en cascades, malgré les litres de rhum, généreusement versés dans des verres où crépite un lit de glace. C'est ce morceau de choix de ma culture qu'on exporte, comme s'il s'agissait de la pièce la plus tendre, et qu'on vend avec succès.

Enfin, retour au centre-ville, dans un immeuble qui pourrait avoir été un opéra ou un théâtre. Les couloirs sont larges comme des rues. On s'attendrait à ce qu'une farandole aux visages poudrés nous dépasse en riant mais des portes closes, rien ne sort. Au fond du couloir, il y a un appartement, aux plafonds hauts. Sur le mur, une peinture. On dirait le purgatoire de Fellini, si Fellini avait filmé le purgatoire. L'hôte fait une remarque. Les Egyptiens sont assis sur un canapé, les Français en face. L'hôte essaie depuis trois heures, au pied de biche, de faire éclater le groupe de français inséparable. Il se moque, il est inquiet pour la presse française : Sérieusement, vous ne voyez jamais d'Egyptiens ? Sur le canapé de gauche, ils parlent un français à faire rougir nos profs d'arabe. Puis quelqu'un commence une histoire. Une histoire en arabe, qui dure longtemps, c'est une histoire de bad trip, tout le monde écoute, s'accroche côté canapé de droite, il est tard et le narrateur parle vite. Tu comprends ? demande l'hôte, Tu comprends ? 

Je pense - Comment faire pour que les canapés se touchent.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.