Ce dimanche, à Port Saïd, on enterre les morts dans la fumée des gaz lacrymogènes. Comme dans Antigone, on tue sur les tombes, on meurt pour des histoires de sépulture.
Le même dimanche, dans le quartier copte de Shoubra, au Caire, Marina prie. Pas pour les morts de Port Saïd. Elle ne sait pas combien sont morts, elle ne sait même pas si et pourquoi ils sont morts, mais parce que le dimanche est son jour de congé. Au fond de l'église, où surgissent derrière des tapis de cierges allumés de longues icônes noires et dorées, des prêtres fabriquent des chandelles. La cire fondue stagne dans un bac vertical. Les mèches accrochées à un panneau de bois sont plongées cent fois dans le liquide gras. Une fois pour chaque mort de Port-Saïd. Ceux de l'année dernière qu'on célébrait cette année, et ceux de cette année qui n'ont rien vu venir.
Marina nous emmène derrière l'autel, elle a la clé et l'autorisation. A genoux sur la moquette usée, les cheveux à moitié couverts d'un voile de coton blanc, elle donne sens à l'idée de Dieu. De l'autre côté du maillage en bois, une messe commence. Ce qui se passe au même moment à Port Saïd ne donne sens ni à l'idée de Dieu, ni à l'idée de justice, ni même à l'idée de bon sens. En une poignée d'heures, Mohamed, qui est né et a grandi dans la ville martyre, a perdu plusieurs connaissances : un ami de son frère, un futur beau-frère. « J'ai pleuré » dit Mohamed.
Samedi soir, sur Qasr al-Aini, à quelques centaines de mètres de Tahrir, la police fait une descente dans les immeubles qui entourent le théâtre des affrontements entre ceux qui croient incarner l'ordre et ceux qui sont prêts à mourir pour une idée. La police tire depuis les toits, lance d'ultimes trajectoires blanches et fumantes dans la nuit à l'air irrespirable. Des bawwabs (concierges) informateurs, trop souriants pour être vrais, ont fait leur travail et balancé les membres du 6 avril qui habitaient là – nom, étage, signe distinctif. Le rez de chaussée d'un immeuble qui fait l'angle avec l'avenue aux fils barbelés, en face des camions bleus-noirs, ressemble à un champ de bataille après le passage de la cavalerie. Le cache-cache pour adultes commence.
Un militant erre pendant plusieurs heures de niche en niche, prisonnier de son propre immeuble, qu'il connaît mieux que les hommes en uniformes venus l'arrêter. Il ne sait pas encore qu'il est accusé d'avoir tiré sur des policiers. La veille, il descendait des canettes de Stella dans son salon en friches, sous les néons, la télé à fond, passait la soirée à parler de politique, comme d'habitude. Personne n'a d'arme à feu dans son groupe, celui qui les accuse ment, mais là n'est plus le problème. Par précaution, il faut disparaître.
Des lasers verts divisent à l'horizontale l'opacité de la nuit cairote. La voix douce d'un imam appelle au calme. Elle est ponctuée par le bruit sourd de tirs, quelques rues plus loin. Des hommes masqués avancent en groupe, certains ont des armes blanches, et dans ces rues éclairées par la seule lumière des feux de camps improvisés sur la chaussée, tous font peur. Les feux accentuent les ombres. Des ombres il y a en a beaucoup ce soir, des ombres en uniforme sur les toits et dans les escaliers, des ombres dans la rue, des ombres dans le ciel en deuil, et des raisons de s'inquiéter aussi.
Marina se relève, la messe toujours en cours. Debout derrière l'autel, elle chuchote : « En Egypte on a un proverbe. Pour chaque diable, il existe quelqu'un capable de le chasser ». Marina est optimiste. Ce dimanche, elle est la seule.