Isabelle Querlé (avatar)

Isabelle Querlé

Lit, écrit des essais, de la littérature.

Abonné·e de Mediapart

3 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 août 2025

Isabelle Querlé (avatar)

Isabelle Querlé

Lit, écrit des essais, de la littérature.

Abonné·e de Mediapart

L’infibulation culturelle ou comment fermer un vagin même sans aiguille

On raconte que l’hymen est une membrane fermée à l’intérieur du vagin. On raconte que la première pénétration vient déchirer définitivement cette membrane et provoque douleur et saignement. Ceci est une histoire, ceci est un mythe. Nous allons expliquer ici comment cette douleur, ce saignement est surtout le fruit d’une construction sociale.

Isabelle Querlé (avatar)

Isabelle Querlé

Lit, écrit des essais, de la littérature.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.


Je travaille sur les rapports entre hymen et virginité depuis plusieurs années. J’ai été à l’origine du projet Hymen redéfinitions qui a fait modifier en 2020 les définitions du mot « hymen » dans plusieurs dictionnaires et publications (Le Robert, Larousse et Doctissimo), faisant disparaître le lien entre l’état de l’hymen et la virginité. Cet article fait partie d’un projet d’écriture plus conséquent.

L’hymen, une barrière à l’intérieur du vagin ?

Comme en rêve, prise entre l'épouvante et un feu dévorant, elle l'entendit murmurer  :
Vous allez avoir mal, Alexandra, juste un instant. Et plus jamais ensuite ma chérie.
Elle ressentit une brûlure aiguë tandis que son compagnon se frayait un chemin jusqu'à la barrière de sa virginité, brûlure aussitôt suivie d'une merveilleuse chaleur.
Le voile et la vertu, Julie Garwood, 1999

L’un des mythes récurrents sur l’hymen est qu’il s’agirait d'une membrane quasiment fermée à l’entrée du vagin que le pénis vient déchirer, détruire. C’est la déchirure de l’hymen qui expliquerait les saignements, les douleurs et les difficultés à la pénétration qui peuvent advenir lors du premier rapport pénétratif. Il y aurait un hymen intact avant la première pénétration vaginale et un hymen définitivement déchiré après. Et c’est à partir de cette croyance que la douleur et le saignement deviennent des preuves de virginité, tout comme l’état de l’hymen intact ou déchiré.

Le problème étant que, comme l’indique le Dictionnaire médicale de l’Académie de médecine, (définition modifiée en 2020 suite à la demande du collectif Hymen redéfinitions), l’hymen n’est pas une membrane mais “un repli de la muqueuse vaginale” et que “à partir de la puberté, [il] peut être suffisamment souple et élastique pour permettre des rapports sexuels complets sans déterminer de lésion traumatique. Son intégrité n’est donc pas synonyme de virginité.” 

Oui, il existe des formes occultantes de l’hymen qui rendent la pénétration douloureuse voire impossible, mais celles-ci sont rares (selon différentes études1 moins de 10% des hymens ont une petite ouverture ou sont fermés). L’hymen ne peut donc pas être tenu pour seul responsable de cette douleur et de ces saignements quand ils ont lieu.

Infibulation culturelle, présentation

Ce que je souhaiterais aborder ici, c’est comment certains actes sociaux peuvent rendre la pénétration douloureuse et viennent ajouter un “hymen social” à l’hymen physiologique. Pour désigner ces actes sociaux, je parlerais d’infibulation culturelle. L’infibulation est une mutilation sexuelle qui consiste à refermer l’entrée du vagin en cousant les lèvres ensemble, ne laissant qu’une petite ouverture pour la sortie de l’urine ou des règles. Il s’agit d’un doublement chirurgical de l’hymen. Après le mariage, il appartient à l’homme d’ouvrir le sexe de sa femme avec son pénis, ce qui est très douloureux pour la femme2. Je m’inspire ici du concept d’“excision culturelle” présenté par Damien Mascret et Maïa Mazaurette dans leur livre la Revanche du clitoris qui décrit comment le clitoris peut être excisé sans scalpel

Pas d’enseignements, pas d’articles sur le clitoris, pas même de plaisanteries sur la masturbation féminine. À l’arrivée, une ignorance tellement complète que certaines femmes vivent « sans » leur clitoris. De la suppression physique d’un organe à son verrouillage dans les esprits, on aboutit parfois au même résultat.”

Pour l’hymen, c'est le processus inverse, il ne s’agit pas de supprimer un organe, comme pour le clitoris, mais de faire apparaître une barrière dans le vagin de toutes les femmes. Et l'apparition de cette barrière est permise, en grande partie, par la fabrique de l’ignorance. Cet article s’inscrit donc dans les études de l’ignorance (ou agnotologie). Les chercheurs en agnotologie (le premier ouvrage  de cette spécialité Agnotology. The Making and Unmaking of Ignorance dirigé par  Robert Proctor et Londa Schiebingera été publié en 2008) considèrent que tout comme la connaissance, l’ignorance est, elle aussi, produite et fabriquée. La chercheuse féministe Nancy Tuana a appliqué l’agnotologie au champ féministe dans l’article The Speculum of Ignorance : The Women’s Health Movement and Epistemologies of Ignorance en y abordant, entre autres, l’effacement des femmes scientifiques, le refus de voir les dangers de la pilule ou la non-étude de l’anatomie du clitoris. 

La répression vaginale étant une affaire mondiale, le choix des exemples était infini. Pour parler de la défloration comme preuve de virginité, j’ai choisi de m’appuyer sur des exemples historiques français dont la source principale est Une rose épineuse. La défloration au XIXe siècle en France de Pauline Mortas, livre qui aborde la défloration au 19e sous toutes ses formes (médicale, religieuse, judiciaire, pornographique…). Cette période historique est intéressante parce qu’elle correspond, pour certaines femmes bourgeoises, à une culture extrême de la virginité pour les jeunes filles à marier. En comparaison, j’ai choisi des exemples de mon propre parcours de femme de 46 ans, éduquée dans une famille de culture chrétienne plutôt ouverte sur les questions d’éducation sexuelle, sans impératif de virginité ou de pureté, mais avec les blocages de son temps et aussi des exemples issus de l’époque actuelle. Ces différents exemples permettent de voir comment la culture de la virginité évolue et comment elle se maintient même quand, apparemment, la virginité n'est plus attendue des jeunes filles,comme c'est le cas aujourd'hui en France où mariage et entrée dans la sexualité ne sont plus corrélés majoritairement pour les femmes. J'ai choisi volontairement de ne pas prendre d'exemples concernant la culture musulmane pour plusieurs raisons : d'abord, ce n'est pas mon domaine d'expertise, ensuite le climat islamophobe actuel et l'association systématique de la question de la virginité avec l'Islam en France permet d'exempter tout le reste de la société d'une réflexion sur son rapport à la culture de la virginité. Ce qui m’intéresse d'abord dans mon analyse de la société actuelle, c'est ce qui reste de la culture de la virginité quand elle semble avoir disparue.

Refermer un vagin sans aiguille, méthode

Nous allons aborder ici les moyens de l’infibulation culturelle. Ils appartiennent à deux catégories : ce qui est dit pour faire de la douleur, du saignement un incontournable, mais surtout tout ce qui est tu pour ôter savoir et agentivité aux femmes et favoriser l’arrivée de cette douleur, de ce saignement.

Faire de la douleur un passage obligé de la première fois

Ash-heetla avait crié de douleur quand Evan l'avait pénétrée, mais le mal s'estompa vite et elle se concentra sur la sensation de ce long corps qui bougeait en elle, de ce membre qui s'enfonçait profondément hardi, dominateur.
Danse avec le feu, Joanne Redd, 1992

Comme en rêve, prise entre l'épouvante et un feu dévorant, elle l'entendit murmurer :
Vous allez avoir mal, Alexandra, juste un instant. Et plus jamais ensuite ma chérie.
Elle ressentit une brûlure aiguë tandis que son compagnon se frayait un chemin jusqu'à la barrière de sa virginité, brûlure aussitôt suivie d'une merveilleuse chaleur. 
Le voile et la vertu, Julie Garwood,1999

Il la pénétra avec une infinie douceur, devinant son innocence, et s'enfonça très lentement pour en briser la preuve. Sentant Catherine se tendre sous la résistance initiale, il l'embrassa avec passion jusqu'à ce que la douleur momentanée se fondît dans l'oubli d'un plaisir partagé...
Capture mon cœur, Bobbi Smith, 1992

Ces extraits proviennent de livres érotiques édités par J’ai lu que je lisais dans la bibliothèque de ma mère pendant mon adolescence. Toujours une jeune fille intrépide et vierge avec un homme d’expérience qui ne croit plus en l’amour. Évidemment d’abord, ils se détestent. On retrouve toujours toujours la même scène de défloration avec deux ingrédients, d’abord la douleur, puis le plaisir incommensurable. Ces scènes de déflorations douloureuses sont nombreuses dans les films, les livres. La douleur y apparaît comme incontournable, ce qui peut en faire un facteur de stress, ce qui va favoriser encore davantage l’arrivée de la douleur. Nous sommes préparées à la douleur pendant l’acte sexuel. Nous sommes préparées à accepter la douleur.


Empêcher de connaître et de comprendre sa propre anatomie

L’hymen se trouve à un à deux centimètres de l’entrée du vagin, il est visible sans instrument médical, il suffit d’un miroir et d’écarter les lèvres pour voir son hymen. C’est simple. Pourtant, la croyance que l’hymen est fermé perdure, alors qu’un simple miroir nous permettrait en deux minutes de voir, dans la majorité des cas, le contraire. Il suffit de ses doigts pour constater qu'il n'y a pas, le plus souvent, de barrière à l'intérieur du vagin. C'est simple. Pour que l’hymen existe, il est donc indispensable d’empêcher la femme de voir et de connaître son propre corps.

Son sexe, un territoire étranger

DÉPUCELER UNE FILLE. La débarrasser, à coups de pine, du fardeau de sa virginité ; briser la cloison de l’hymen pour entrer dans son divin retrait, — où déjà, peut-être, est entré l’indiscret médium.

FORCER LA BARRICADE. Déchirer la membrane de l’hymen d’une vierge en la dépucelant, la baïonnette en avant.
Dictionnaire érotique moderne de Alfred Delvau 1864

La culture de la virginité considère que le vagin est un espace fermé qui va être ouvert par l’homme lors de la première pénétration vaginale. Le vagin et le sexe en général se doit donc d’être un territoire étranger au sein même du corps de la jeune fille. Comme l’explique Yvonne Knibiehler dans La virginité féminine: mythes, fantasmes, émancipation à propos des jeunes filles bourgeoises élevées dans l’innocence au 19e siècle : “la “vraie jeune fille” doit être non seulement vierge de corps mais aussi d’esprit et de cœur : elle ne doit rien savoir, rien soupçonner, rien désirer. Elle n’a même pas le droit de regard sur son propre corps, qui doit rester le champ clos des savoirs et des fantasmes masculins : elle garde sa chemise pour prendre un bain et elle ferme les yeux pour changer de chemise”. Le médecin et le mari sont donc les seules personnes autorisées à avoir accès au sexe de la femme. 

Dans mon parcours de soin gynécologique, la première fois qu’on m’a proposé d’utiliser un miroir pour suivre l’action réalisée par la sage-femme, ça devait être en 2016. Dans mon adolescence, je ne me souviens d’aucune invitation (famille, livres, médias) à regarder mon sexe pour en prendre connaissance. Alors que l’auto-gynécologie, c’est-à-dire l’auto-examen gynécologique, est une pratique et une revendication militante féministe de longue date, ces pratiques de soin peinent à se diffuser hors d’un cercle restreint.

Aujourd’hui, des livres d’éducation sexuelle pour enfants comme Le petit illustré de l'intimité de la vulve, de l'utérus, du vagin, du clitoris, des règles, etc. de Mathilde Baudy & Tiphaine Dieumegard proposent aux enfants de regarder leur sexe, tout comme le site d’éducation sexuelle On s’exprime édité par la structure publique Santé publique France qui indique : “Ton sexe fait partie de ton corps. C’est utile de le regarder et de le toucher pour savoir comment il est fait et à quoi il ressemble quand il est en bonne santé. Ça t’aidera à détecter quand quelque chose cloche.”


Taire la lubrification

Dans son ouvrage Une rose épineuse: la défloration au XIXe siècle en France, Pauline Mortas explique : 

Cependant, les médecins ont beau avoir conscience de la manière dont l'humidification des parties génitales féminines peut faciliter la défloration, les manuels d'amour conjugal ne conseillent jamais l'utilisation d'un lubrifiant.”

La lubrification (qu’elle soit naturelle ou par l’utilisation d’un lubrifiant) permet que la pénétration ne soit pas douloureuse et ne provoque pas de saignements et d'irritations de la paroi vaginale, que ce soit pour le premier ou tous les autres rapports d'ailleurs. Comme l’indique Martin Winckler dans son article L’hymen, mythes et réalités – rappels anatomiques et réflexions éthiques, ce n’est pas la rupture de l’hymen qui provoque le plus souvent les saignements : “la vulve est une zone aussi sensible et fragile que l’intérieur de la bouche ; une pénétration trop rapide ou brutale peut provoquer un saignement, comme quand on se brosse les dents. ”

Au 19e siècle, tout comme le discours médical tait l’existence du clitoris, il tait aussi le processus de la lubrification qui apporterait du confort lors de cette première pénétration. Il tait la lubrification, car elle vient à l’encontre des signes recherchés lors de “la première fois” : douleurs et saignements. 

Ce n'est donc pas étonnant qu'au 20e siècle, ce soit la littérature lesbienne qui ait remis la lubrification à l'honneur. C'est Monique Wittig qui a réutilisé le terme ancien de « cyprine » pour désigner la substance lubrificatrice dans Les Guérillères en 1969 puis Le Corps lesbien en 1973S3, terme qui est largement utilisé aujourd'hui. Les autres mots à disposition, « mouille » ou « sécrétions vaginales », manquaient en effet terriblement de potentiel poétique et érotique.

Empêcher de connaître la nature même de l’acte sexuel 

Je veux te dire que la plupart des hommes, ce jour-là, n’y vont pas par quatre chemins. Ils n’aiment pas qu’on leur fasse payer leur plaisir trop cher. Il faudra donc te soumettre passivement à tout ce que ton mari exigera de toi.
Ne pourriez-vous me dire ce qu’il exigera ?
C’est bien difficile. L’homme, vois-tu bien, ma chérie, n’est pas du tout fait comme la femme. Il est le contraire de la femme.
Que voulez-vous dire ?
Permets-moi de me servir d’une comparaison. Tu es intelligente. Tu comprendras.
Ma chère tante, je vous en prie, faites comme si je n’étais point intelligente].
Eh bien ! l’homme est un sabre, la femme est le fourreau du sabre. Voilà tout ce que je puis te dire.
Je vous comprends de moins en moins. Si vous m’expliquiez d’une autre manière…
Je te dis que l’homme est un sabre. Cela se voit d’ici. La femme…, tu sais peut-être bien comment tu es faite ?
Pas le moins du monde.
Ma parole d’honneur, tu es trop niaise. C’est décourageant.

Je fis encore d’autres efforts pour obtenir des explications plus claires et plus précises de ma chère tante.

Souvenirs d'une cocodette, écrits par elle-même, Ernest Feydeau, 1870

Au 19e siècle, l’éducation des jeunes filles bourgeoises est basée sur la valorisation de l’innocence virginale. L’ignorance devient une qualité féminine, assimilée à la pureté. L’éducation des femmes bourgeoises est gérée soit par les mères soit par les institutions chrétiennes qui font de la virginité une qualité majeure de la femme (les classes populaires n'ont pas l'argent suffisant pour protéger leurs filles du monde, une bonne partie d'entre elles se font domestiques ou ouvrières, postes où les agressions sexuelles sont fréquentes. La virginité est aussi un privilège social). La jeune femme dédiée au mariage se doit de rester vierge et innocente jusqu’à la cérémonie alors que son promis se voit proposer des bordels contrôlés par L’État où il va pouvoir expérimenter sa sexualité auprès des prostituées dont on se soucie peu de savoir comment elles ont, elles, perdu leur virginité4 (prostituées issues largement des classes populaires d'ailleurs). On imagine ce qu’un tel différentiel d’expérience peut donner pendant la nuit de noce. Dans la nouvelle L’Enragée de Maupassant, la tout juste épousée confond l'approche de son époux désirant et une tentative de meurtre. Elle est ridiculisée par tous les témoins de la scène qui rient abondamment de sa terreur. 

La circlusion/pénétration est un acte d’accueil si voulue ou une intrusion si forcée. Ne pas informer de ce qu’est la pénétration, c’est provoquer un choc et de la douleur à coup sûr. 

Empêcher la pratique de la masturbation

À partir du moment où le pénis se doit d’être le premier à rentrer dans le vagin, il va sans dire que la pratique de la masturbation n’est pas favorisée chez la femme. 

Au 18e siècle parait l’ouvrage L’Onanisme de Samuel Tissot qui aborde principalement la masturbation masculine promettant d’affreuses souffrances aux personnes s’adonnant à ce péché :

Outre tous les symptômes que j’ai déjà rapportés, les femmes sont plus particulièrement exposées à des accès d’hystérie ou de vapeurs, affreux ; à des jaunisses incurables ; à des crampes cruelles de l’estomac & du dos ; de vives douleurs de nez, à des pertes blanches, dont l’âcreté est une source continuelle de douleurs les plus cuisantes ; à des chûtes, à des ulcérations de matrice, & à toutes les infirmités que ces deux maux entraînent ; à des prolongements & à des dartres du clitoris ; à des fureurs utérines qui, leur enlevant à la fois la pudeur & la raison, les mettent au niveau des brutes les plus lascives, jusqu’à ce qu’une mort désespérée les arrache aux douleurs & à l’infamie. 

Mais ce qui frappe le plus dans la question de la masturbation « féminine » c’est tout simplement son absence. Elle n’existait pas socialement jusqu’à peu de temps. Si je prends mon cas personnel, je n’ai eu aucune socialisation avec la masturbation (c’est-à-dire discussion avec parent ou ami, visionnage de film ou de série, lecture de livre documentaire ou de fiction et je ne parle même pas d’Internet parce que ça n’existait tout simplement pas) avant l’âge adulte. La masturbation “féminine” était une pratique personnelle dont on ne parlait pas et qui n’avait aucune visibilité à part dans les pages de la Redoute qui vendait des vibromasseurs en les faisant passer pour des masseurs de joues. Je pourrais même dater la première apparition grand public de la masturbation féminine pour moi à la diffusion sur M6 en 2000 de l’épisode 9 de la saison 1 de Sex and the City avec le sextoy Rabbit.

Alors qu’il existait  une culture populaire de la masturbation masculine (Je pense à des films comme American Pie, Marie à tout prix ou Les beaux gosses de Riad Sattouf par exemple), la culture de la masturbation “féminine” commence tout juste à émerger (dans la série Sex Education par exemple) avec la démocratisation des sex-toys mais aussi à la production de contenu pornographique visant plus particulièrement les femmes (en particulier le contenu audio). 

Les chiffres montrent aussi cette augmentation récente de la pratique de la masturbation : 

À tous les âges, les personnes déclarent plus souvent avoir déjà pratiqué la masturbation. L’augmentation est beaucoup plus prononcée chez les femmes. En 1992, 42,4 % des femmes de 18 à 69 ans déclaraient s’être déjà masturbées, 56,5 % en 2006 et 72,9 % en 2023. Chez les hommes du même âge, cette pratique est intégrée aux répertoires sexuels de longue date et l’augmentation est moins marquée, passant de 82,8 % en 1992 à 89,9 % en 2006 et 92,6 % en 2023
Premiers résultats de l’enquête Contexte des sexualités en France 2023, INSERM, 13 novembre 2024

Autre chiffre intéressant, dans une étude de 2019 sur la vie sexuelle des françaises commandée par le magazine Elle, les femmes hétérosexuelles sont 77 % à déclarer s’être masturbées (rarement, parfois, souvent) contre 100 % des femmes bisexuelles et homosexuelles. Si on prend uniquement les réponses “parfois” et “souvent” l’écart est encore plus important 54 % pour les femmes hétérosexuelles et 92 % pour les femmes bisexuelles et homosexuelles. On constate donc que l’hétérosexualité est un réel frein à la pratique de la masturbation.

Et la culture de la virginité n’y est pas pour rien. Quand on tape  “masturbation” et “virginité” sur Google, il y a environ 1 940 000 résultats qui remontent avec partout la même interrogation : “J’ai pratique la masturbation avec mes doigts, suis-je vierge ?”, “Masturbation sans toucher du vagin : Est-ce que j’ai perdu ma virginité ?”, “Lorsqu'une fille se doigte , est ce qu'elle perd sa virginité ?”... Dans la culture de la virginité, la masturbation est une menace, pas seulement parce qu’elle risquerait de déchirer le précieux hymen, mais aussi parce qu’elle remet en question la domination masculine dans la relation hétérosexuelle.

En effet, comme l’explique Pauline Mortas sur la sexualité maritale au 19e siècle : “La défloration, si elle concerne avant tout la femme, est donc paradoxalement une affaire d'hommes: l'époux en est l'acteur principal, et c'est lui qui initie sa femme à la sexualité. Toute la conception médicale de la défloration est donc sous-tendue par l'idée d'une éternelle dépendance de la femme à son mari.”

D'ailleurs, aujourd'hui, même pour celles qui ne sont plus soumises à l'impératif de virginité, il reste cette représentation dans l'hétérosexualité que l'homme conserve la direction de l'acte sexuel et que c'est lui qui va faire jouir la femme (alors que l'inverse n'est pas vrai, l'homme n'attend pas que la femme le fasse jouir, lui jouit de la femme). La moindre pratique de la masturbation des femmes hétérosexuelles montre que la dépendance de la femme vis-à-vis de l'homme pour accéder au plaisir est encore une réalité.

Cette absence de la masturbation, on peut la retrouver même dans des livres qui visent à la réappropriation du corps féminin. Comme par exemple dans le livre paru en 2019 Les joies d’en bas : tout sur le sexe féminin, il y est dit à propos du premier rapport sexuel : 

Lors du premier rapport sexuel avec pénétration, l’hymen s’étire avec le reste du vagin. Chez de nombreuses femmes, tout se passe sans encombre, mais chez d’autres, l’hymen peut se déchirer et saigner légèrement. Autrement dit, certaines saignent lors de leur premier rapport sexuel, d’autres non. ”

Ici premier rapport sexuel et première pénétration vaginale sont confondus. Il n’est pas fait mention de la possibilité de la masturbation et de l’autopénétration avant le premier rapport sexuel. Alors que, rappelons-le, cette pratique existe, comme nous indique le million de recherches Google. Et d’ailleurs peut-être qu’à choisir, s’il y a possibilité de saigner et de souffrir, certaines peuvent préférer tester seules la pénétration pour saigner et souffrir seules plutôt qu’accompagnées ? Pourquoi attendre qu’on nous déflore alors qu’on peut le faire soi-même ? Et puis, si l'on sort de la grille de lecture hétérosexuelle, le vagin est une zone érogène comme une autre, vouloir l'explorer quelle que soit son orientation sexuelle, pénis ou pas à l'horizon, fait partie des possibilités dont on doit pouvoir parler. Ne pas évoquer cette possibilité de la masturbation, de l'autopénétration avant le premier rapport sexuel hétérosexuel, c'est, selon moi, rester sur un ancien logiciel : la femme doit attendre le pénis pour “ ouvrir ” son vagin.

Se masturber, c’est sortir de la dépendance vis-à-vis du/de la partenaire puisqu’on sait comment on fonctionne et qu’on peut jouir par soi-même. Autonomie, soin, égalité dans la pratique sexuelle, la masturbation vient donc à l’encontre de ce qui est attendu lors d’un premier rapport hétérosexuel dans la culture de la virginité (douleur, saignement et domination) d’où ce long silence dont nous commençons tout juste à sortir. 


Limiter les usages du vagin

Le vagin vierge est donc symboliquement fermé à toute intervention extérieure. C’est le pénis qui doit l’ouvrir le moment venu. Or, un vagin ça ne sert pas uniquement au pénis. Le vagin a également d’autres usages même avant les premiers rapports sexuels : il y a la pratique de la masturbation comme on vient de le voir, mais également les usages menstruels (cups, tampons...) ou les usages médicaux (spéculum, sonde d’échographie pelvienne, ovules gynécologiques...).

La culture de la virginité impacte tous ces usages : les marques de tampons se doivent ainsi de rassurer leurs client·es, comme ici Vania qui indique sur son site : “Enfin, rassurez-la sur son éventuelle crainte de perdre sa virginité : l’hymen est percé d’un trou qui laisse passer le tampon.” Dans son article publié le 13/12/2022 sur le site Vice Women in the UK Are Being Denied Medical Treatment Because They’re Virgins, Sophia Smith Galer raconte que certains médecins refusent de pratiquer une échographie pelvienne (qui consiste à introduire une sonde dans le vagin) parce que la patiente est vierge :

Le gynécologue m’a demandé si j’étais vierge parce qu'il n’était pas indiqué sur mon dossier si j’étais sexuellement active, a-t-elle déclaré à Vice World lors d’un appel vidéo. Quand elle lui a demandé en quoi c’était important, le médecin lui a répondu “je ne peux pas le faire parce que c’est douloureux pour certaines femmes et que si je vous pénètre avec cet instrument, vous ne serez plus vierge”  (article original en anglais)

L’échographie pelvienne permet, entre autres, de diagnostiquer des pathologies invalidantes comme l’endométriose. Il s’agit donc ici d’un refus de soin. 

Et ces limitations ne concernent pas uniquement les usages du vagin en lui-même. On raconte que des activités pourraient, indirectement, abîmer l’hymen : la course à pied, le grand écart, l’équitation, le vélo... Il serait donc bon que les jeunes filles ne les pratiquent pas. Aux États-Unis en 2019, les propos du rappeur états-unien chrétien TI, lors d’une émission de radio, ont fait scandale. Il y indique amener ses filles adolescentes faire tous les ans des tests de virginité chez le gynécologue. Il explique (propos traduit dans l’article de Mymy Haegel Le rappeur T.I. revient sur ses « vérifications de virginité » de sa fille)

[les gynécologues] me disent :
Il faut savoir que l’hymen peut être rompu par d’autres choses que la pénétration, comme le cyclisme, l’athlétisme, l’équitation, et autres activités physiques.

Alors je réponds :
Écoutez docteur, elle ne monte aucun cheval, aucun vélo, elle ne fait aucun sport. Vérifiez juste l’hymen, s’il vous plaît, et donnez-moi les résultats dès que possible.”

Je n’ai trouvé dans mes recherches aucune preuve qu’une quelconque activité physique viendrait abîmer l’hymen sans qu’il y ait pénétration. Mais le sport permet le renforcement du corps. Le vélo et le cheval permettent de se déplacer en autonomie. La préservation de l'hymen semble donc également une bonne excuse pour maintenir la femme dans une situation de faiblesse et de dépendance.

On le voit ici la culture de la virginité ne se limite pas à l'utilisation seule du vagin mais s'étend au corps entier et vient limiter toute la vie des femmes qui la subissent.

Conclusion

Mon vagin est un lieu de passage
Un hall de gare
Le sang, la cyprine, les enfants, les fœtus en sortent
Des doigts, des tampons, des pénis, des spéculums, des sondes, des sex-toys...y entrent. 
C’est un tunnel.
C’est une porte,
C'est chez moi.

J’ai appelé infibulation culturelle toutes les actions mises en place pour faire du vagin un lieu clos même s’il ne l’est pas physiologiquement dans la majorité des cas, un lieu clos aliéné du corps même de la femme puisque la culture de la virginité réserve l'accès et la connaissance de cette partie du corps au mari et au médecin. Un lieu clos qu’il s’agira d’ouvrir uniquement lors de la première relation hétérosexuelle.

Beaucoup de ces actions sont des fabriques de l’ignorance : ignorance vis-à-vis de sa propre anatomie, de son fonctionnement lors de l’acte sexuel, de la nature même de l’acte sexuel. Ces ignorances organisées visent à obtenir la bonne défloration, celle qui fera mal, celle qui maintiendra la femme dans une position dominée. La douleur n'est pas une conséquence malheureuse, c'est un effet recherché. Et cette douleur accompagnera un grand nombre de femmes tout au long de leur vie sexuelle avec des pathologies variées (cystites, mycoses, dyspareunie, vaginisme, endométrioses, papillomavirus...5) qui ne sont pas toujours prises au sérieux par le corps médical.

On l'a vu également, ce n'est pas parce que l'impératif social de la virginité disparaît pour la majorité des femmes que la culture de la virginité disparaît elle aussi : il faut du temps pour que le couvercle posé sur l'autonomie sexuelle féminine se soulève. La culture de la virginité implique une dépendance de la femme vis-à-vis de l'homme pour son plaisir à elle, mais aussi pour la découverte de son propre corps. La moindre pratique de la masturbation chez les femmes hétérosexuelles montre que cette dépendance est encore d'actualité. Le fait que la possibilité même de la masturbation ne soit pas évoquée quand on parle de « première fois », comme d'une pratique préalable permettant de se connaître et de découvrir pour soi ce qu'est la pénétration, montre également que la culture de la virginité perdure.

Le vagin est une porte et la question est de savoir qui en contrôle l'entrée. Le mythe de l'hymen permet une gestion collective du vagin : fermé avant le mariage, ouvert après (en principe évidemment). L'un des combats du féminisme a été de reprendre la main sur le contrôle de notre corps, de notre sexualité, de notre reproduction. C'est nous, chacun·e, qui ouvrons ou fermons la porte. C'est nous, chacun·e, qui accueillons l'autre ou refusons l'entrée. Faire disparaître l'hymen-barrière s'inscrit dans cette réappropriation.

1Hegazy, Abdelmonem, et Mohammed Al-Rukban. 2012. « Hymen: Facts and conceptions ». heHealth 3:109 15

2A ce propos je conseille la lecture de cet article Résistance à l’infibulation et à la désinfibulation. Changement des pratiques et persistance des valeurs en Norvège d’Elise Johansen qui est très instructif sur cette mutilation.

3Aurore Turbiau, 2023. « Le mot “Cyprine” : Wittig ou pas Wittig ? » https://engagees.hypotheses.org/4324.

4 Sur la question de la prostitution au 19e siècle, lire Les Filles de noce : misère sexuelle et prostitution, XIXe et XXe siècles d’Alain Corbin )

5A lire à ce sujet Pourquoi le sexe fait mal de Caroline Ernesty et Agathe Moreaux édité en 2025 aux éditions Hors d'atteinte.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.