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Billet de blog 15 juin 2025

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Fantômettes

Où l’on parle de virginité, de grammaire, de prostituées-fantômes et d'exploitation sexuelle.

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Des textes hantés

Elles étaient là depuis le début mais je ne les voyais pas. Hantant les périphéries des phrases, à peine évoquées, déjà oubliées. 

Je fais des recherches sur la virginité et l’hymen. Lors de ces recherches, je peux trouver dans les articles, les livres récents des phrases de ce genre sur la virginité (ici entre le moyen-âge et le 19e siècle) :
 
“La virginité des jeunes filles bénéficiait en quelque sorte d’une « protection sociale » ; leur premier rapport sexuel était avant tout l’affaire du groupe social. A contrario, les jeunes hommes célibataires pouvaient « franchir ce cap » avec des prostituées ou des femmes plus âgées, dans le cadre de relations illégitimes”

La première fois : récits intimes, Didier La Gall Charlotte Le Van. 2003

Cette phrase et sa structure grammaticale symétrique, je l’ai retrouvée régulièrement dans les textes évoquant l’histoire de la virginité des jeunes filles. D’un côté , “les jeunes filles”, de l’autre “les jeunes hommes célibataires”. On remarque que “jeune fille” n’est pas suivi d’un deuxième adjectif qualificatif. Ce ne sont pas les jeunes filles “de milieu populaire” ou “bourgeoises” ou “promises au mariage”, non, juste “les jeunes filles”. Cette absence de qualification offre donc un caractère de généralité, la phrase parle de toutes les jeunes filles. 

Donc, d'un côté les jeunes filles sont vierges le jour de leur mariage et de l’autre les jeunes hommes ont des relations sexuelles avant le leur.  C’est alors qu’apparaissent les fantômes : “des prostituées ou des femmes plus âgées”. Les partenaires sexuelles des hommes avant le mariage. Objets périphériques de la phrase dont on ne connaitra pas davantage le sort. Plus loin dans le même article, il est indiqué que jusqu'à la moitié du XXe siècle “la virginité au mariage reste la norme pour les jeunes filles” mais “la chasteté prénuptiale n’étant, en revanche, pas de rigueur pour les jeunes hommes, il leur incombait toujours de se faire « déniaiser » au plus vite.” Déniaisés par qui ?

Cette structure symétrique et bancale (l’homme avec l’expérience sexuelle, la femme sans et le fantôme qui rôde), on la retrouve également dans les textes du 19e comme dans ce manuel destiné  aux jeunes marié·es écrit par le Docteur Montalban en 1885, La petite bible des époux : “Les exigences sociales donnant au mari la science et l'expérience en amour, il doit s'efforcer de faire partager à sa compagne tous ses plaisirs.” Ici les prostituées et autres partenaires sont camouflées sous l’expression “l’expérience en amour”. On n'en saura pas plus.


Voir le fantôme

Ce qui m’a d’abord touché dans ces phrases et leur fausse symétrie, c’est leur absurdité syntaxique et logique. Si l'on remplace "prostituée" par "des jeunes filles" (ce que beaucoup sont), cette absurdité saute aux yeux : "la virginité des jeunes filles est préservée jusqu'au mariage tandis que les jeunes hommes couchent avec des jeunes filles avant leur mariage. Si l'on considère que les prostituées sont des jeunes filles comme les autres, la phrase n'a aucun sens.Comment peut-on préserver la virginité des jeunes filles en couchant avec des jeunes filles ?

Ces phrases induisent donc un rejet des prostituées aux marges de l'humanité : ce ne sont pas des jeunes filles comme les autres. Et c'est ce rejet grammatical et social qui m'a donné envie d'en savoir plus (parce que moi non plus, avant ça,  je ne m'intéressais pas aux prostituées) : qui sont ces femmes avec qui les hommes perdent leur virginité avant de se marier ? Comment la perdent-elles ? Peuvent-elles se marier ? Et quel est le rapport entre les jeunes filles officielles et  les autres jeunes filles qu’on rejette aux périphéries des phrases ?

Au fil de lectures qui se sont concentrées plutôt sur la période historique du 19e, ces fantômes se sont incarnées. Il y a les prostituées, filles publiques et autres demi-mondaine (on dirait aujourd’hui travailleuse du sexe) dont Alain Corbin décrit la situation dans Les filles de Noces publié en 1978. Il y a aussi toute la classe laborieuse des jeunes femmes pas encore mariées, domestiques, ouvrières qui sont agressées sur leur lieu de travail, l’exploitation sexuelle généralisée s’ajoutant à l’exploitation économique (La virginité féminine: mythes, fantasmes, émancipation Yvonne Knibiehler, 2012). 

Réunir la vierge et la putain

Pour faire le lien entre prostituées et jeunes filles promises au mariage que ces phrases refusent, je vais faire appel à un outil théorique féministe : l’échange économico-sexuel créé par l’anthropologue et  féministe matérialiste Paola Tabet. Elle le définit ainsi, il s’agit de  : « toute relation sexuelle impliquant une compensation » (La grande arnaque, 2004).
Dans le cadre de la relation hétérosexuelle, on pourrait  résumer à gros traits cet échange par  : “Les hommes font de l’argent pour avoir du sexe, les femmes font du sexe pour avoir de l’argent”. Paola Tabet indique ainsi que le mariage et la passe de la prostituée ne sont que deux états différents du même échange économico-sexuel : la femme mariée échange de la sexualité à visée majoritairement reproductive contre un partage du capital via le contrat de mariage, la prostituée échange de la sexualité à visée récréative (pour l’homme) contre un paiement ponctuel. Dans un cadre d'exploitation sexuelle généralisée, la femme mariée et la prostituée ne sont pas si différente. D'ailleurs sur la période du 19e siècle français évoqué dans Les filles de Noces d’Alain Corbin, les femmes n’ont aucune autonomie financière (les salaires féminins sont minuscules), aucun accès au capital (on rappelle que la possibilité d’avoir un compte à son nom et de travailler sans l’accord de son mari date du 13 juillet 1965 ) : les seuls moyens de subvenir à ses besoins sont le soutien familial, le mariage ou la prostitution.

Remettre les phrases au carré 

Reprenons maintenant notre passage sur la virginité au 19e du texte de Didier La Gall et Charlotte Le Van  :  “la virginité au mariage reste la norme pour les jeunes filles” mais  “la chasteté prénuptiale n’étant, en revanche, pas de rigueur pour les jeunes hommes, il leur incombait toujours de se faire « déniaiser » au plus vite.”

Et réécrivons-le en réintégrant les prostituées parmi les femmes et en y insufflant une touche de féminisme matérialiste (on m'excusera les raccourcis qui ne manqueront pas d'exister) :  


L’institution du mariage implique une expérience sexuelle différente des deux futurs partenaires. Il est attendu que la future mariée soit vierge pour contrôler la filiation alors que le futur marié doit avoir une expérience sexuelle pour initier sa femme.

Cette situation entraîne deux régimes sexuels pour l’homme : la sexualité légitime du mariage et la sexualité récréative hors du mariage. Ces deux régimes sexuels entraînent donc deux types d’exploitation sexuelles des femmes (rappelons qu'il n'existe pas de liberté sexuelle féminine à cette époque) et  deux groupes sociaux de femmes (que la société souhaiteraient imperméables l’un à l’autre).

Il y a donc d’un côté les jeunes filles à marier qui peuvent être mises à l’abri de l’exploitation sexuelle (si on excepte la pratique secrète mais massive de l’inceste bien sûr). Cette période de suspension d’exploitation sexuelle étant valorisée sous le terme de virginité. L’exploitation sexuelle interviendra ensuite sous le nom de devoir conjugal. On rappelle que cette mise à l’abri de l’exploitation sexuelle peut être vue comme un privilège social : envoyer sa fille travailler hors de la maison comme domestique ou ouvrière implique le risque, réel, qu’elle perde sa virginité. 

De l’autre côté, il y a les filles à consommer avant le mariage. Prostituées, cousettes, demi-mondaines... La prostitution est alors considéré comme un mal nécessaire indispensable à  “la sauvegarde de la majeure partie du digne objet de notre respect et de nos hommages” ( Les filles publiques de Paris et la police qui les régit deF Beraud 1839 ( dans Les filles de noces d’Alain Corbin). Autrement dit, les prostituées protègent les vierges des assauts des hommes. La prostitution, principalement de femmes de milieu populaire, est organisée par l’État qui contrôle directement les maisons closes ou l'encartement des prostituées qui ne sont pas en maison. On peut même dire que l’État pousse les femmes précaires à la prostitution (ou au travail du sexe au sens large) par le maintien d’un salaire féminin faible et l’absence d’autonomie juridique et financière. 

La société du 19e tient donc un double discours : prônant la virginité comme valeur féminine suprême (c’est le siècle de la reconnaissance de l’immaculée conception de la Vierge Marie) tout en sacrifiant volontairement celle d’une partie de sa population pour le plaisir sexuel des hommes. 

Encore aujourd’hui, les travailleuses du sexe sont à la marge de notre société. Encore aujourd’hui, la peur d’être assimilée à une pute et maltraitée comme telle occupe l’esprit de toutes les femmes (on se souvient du nom de l’association Ni pute ni soumise qui raconte très bien cette peur). Ne pas intégrer l’expérience des travailleuses du sexe (et de toutes les femmes assimilées à des “putes” ) à l’expérience commune des femmes (sans adjectif qualificatif), c’est prendre le point de vue de la société patriarcale qui a tout intérêt à nous diviser entre bonne femme respectable et pute objet sexuel et à nous angoisser et nous insécuriser en déplaçant à sa guise la limite entre les deux catégories (personne n’est à l’abri d’être considérée et traitée comme une pute).

Alors, pour finir, je dirais à ceux qui veulent nous diviser : 

TOUTES DES VIERGES TOUTES DES PUTES TOUTES TA MÈRE

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