Depuis quelques mois, un débat public émerge concernant la nécessité de modifier la définition pénale du viol (et autres agressions sexuelles) pour y inclure la notion de « consentement » (ou « accord volontaire » ou encore « volonté libre » de la victime) au prétexte que cette rédaction faciliterait la répression de ces violences, et fixerait une ligne de démarcation entre ce qui relèverait du crime, d’une part, et de la sexualité, de l’autre.
Cette proposition est avancée à grand renforts d’arguments juridiques (la loi actuelle poserait une présomption de consentement, la notion de contrainte ne permettrait pas de prendre en compte les « circonstances environnantes », c’est-à-dire l’effet de sidération de la victime, l’abus de vulnérabilité etc.)
Séduisante à première vue, elle emporte aisément l’adhésion de celles et ceux qui mobilisent « le bon sens ». Après tout, l’idée que le viol est une relation sexuelle non consentie est communément partagée par une majorité de personnes.
Mais comme souvent en matière de lutte contre les violences masculines, c’est une fausse bonne idée.
Grâce au mouvement féministe des années 1970 et à la connaissance acquise de cette criminalité par les associations qui œuvrent depuis 40 ans à l’aide et l’écoute des victimes, nous savons ce qu’est le viol. Comment il est commis, par qui, sur qui, grâce à quoi, pourquoi.
Nous savons que le viol est un acte de prise de pouvoir, de domination et de destruction de l’autre. Le processus de haine est le moteur du passage à l’acte. Et dans un système patriarcal, il s’exerce très majoritairement par des hommes sur les femmes et les enfants. Précisément pour maintenir ce système.
Il est un acte de torture. Par les conséquences traumatiques qu’il engendre, et le silence dans lequel il emprisonne les victimes.
Il est l’une des plus graves violations des droits fondamentaux : le droit à l’intégrité physique. Et une violation du droit à la dignité.
Nous savons qu’il n’a rien à voir avec la sexualité. Il n’est ni une sexualité pulsionnelle, ni une sexualité déviante. Encore moins le résultat d’un quiproquo ou un malentendu.
L’écoute des victimes est la source primaire et principale qui nous permet de saisir au plus juste la criminalité sexuelle, ses modes opératoires, sa signification. Depuis 40 ans, elle a permis l’émergence d’un schéma unique de fonctionnement des criminels, quelque soit le contexte, modélisé sous le vocable « stratégie de l’agresseur ».
Ce schéma identifie les différentes étapes créées par les agresseurs sexuels : la mise en confiance, l’isolement, la mise sous terreur, l’inversion de la culpabilité, l’imposition du silence.
C’est le squelette des crimes sexuels.
Pour parvenir à ses fins, à savoir l’acte de pénétration ou le contact physique sexuel, l’agresseur doit effectuer un certain nombre d’actes, de paroles, de comportements qui lui permettront : d’avoir accès à sa proie en dehors du regard d’autrui, de la priver de soutien ou de secours; d’endormir sa méfiance ; de l’empêcher de réagir en la privant de ses systèmes d’alertes ou en la terrorisant ; de l’empêcher de comprendre le viol comme une violence, en le faisant passer pour un acte sexuel, de la culpabiliser voire de la faire participer à sa propre agression ; et enfin, de lui ordonner le silence, en l’humiliant et la menaçant.
Point question d’accord volontaire, de volonté libre de la victime et encore moins de consentement là dedans. Les crimes sexuels sont le résultat d’un processus de l’agresseur de choix de la proie, de création des circonstances favorables à une attaque, d’attente, de manipulation, de destruction des résistances.
Ce squelette, maîtrisé par les militantes féministes intervenant auprès des victimes de violences sexuelles, est parfaitement inconnu du « grand public ». Et très peu connu de l’ensemble des professionnel.les qui auront à faire à ce type de violence, y compris les acteurs et actrices judiciaires.
Pourtant, tout ce mode opératoire rentre dans le cadre légal des notions de contrainte et surprise, éléments constitutifs centraux de la définition du viol dans le code pénal, qu’il est nécessaire d’établir afin de poursuivre l’agresseur, et le condamner.
Interprétée comme elle se doit, les notions de contrainte et de surprise couvrent ainsi l’ensemble des situations de viols et agressions sexuelles.
Alors pourquoi faire de la question du consentement/ accord volontaire/ volonté libre/ ou de son absence l’élément central de la répression du viol?
En réalité, le consentement, grand absent du code pénal, est le grand présent des esprits des acteurs et actrices judiciaires.
D’abord parce que l’absence de consentement de la victime est de fait l’idée fixe des services de police-gendarmerie, des Procureur.e.s, des Juges d’Instruction, des Tribunaux correctionnels, cour d’assises ou autre cour criminelle. Alors même que la loi leur impose d’établir une intention criminelle, un acte matériel, et une violence, contrainte, menace ou surprise.
Ce n’est pas le Code pénal qui induit a contrario une présomption de consentement à l’acte sexuel. Ce sont l’ensemble des acteurs et actrices judiciaires (faisant fi de la rédaction du texte mais reflétant en cela l’état de notre société) qui font planer ab initio une suspicion de sexualité sur des actes de violences.
Le résultat de ce glissement est bien connu : l’attitude de la victime est scrutée à la loupe. Ce qu’elle a dit, pas dit, ce qu’elle a fait, pas fait. Et tout le monde s’évertuera à déduire de ce comportement la présence ou l’absence d’un consentement à l’acte sexuel. Donc la présence ou l’absence d’un acte de violence. Tout cela selon ses propres appréciations basées, bien souvent sur des opinions, croyances et projections personnelles, à défaut d’une solide expertise basée sur un savoir scientifique ou empirique.
Avec les résultats que nous connaissons.
Ensuite, parce que l’invocation du consentement de la victime est le moyen de défense premier des violeurs (« elle était d’accord », « elle voulait » etc.), qui, bien souvent, ne nient pas l’acte matériel (pénétration ou contact physique sexuel) mais uniquement la contrainte. Cette défense s’impose naturellement, facilitée par la culture du viol encore majoritaire dans nos sociétés et par ce glissement déjà à l’esprit des enquêteurs et enquêtrices, sur lequel il suffit de surfer.
Sans que d’emblée leur communication ne soit appréhendée pour ce qu’elle est, à savoir une nouvelle expression de leur stratégie d’agresseur, dans la continuité de ce qui a permis de commettre leur crime ou délit. Et qu’à ce stade elle a pour seul objectif, non pas de livrer un témoignage sincère, mais de s’exonérer de toute responsabilité et d’assurer leur impunité.
Les psychologues spécialisé.es dans la prise en charge des agresseurs sexuels savent qu’il ne faut pas se fier au déclaratif des agresseurs. Leur communication est abusive : ils minimisent, dissimulent, évitent, inversent, confusent, taisent.
Parler est un défi de plus pour eux, et non des moindres puisqu’il s’agit d’obliger le système à souscrire à leur version.
Il leur est indispensable de faire passer des perceptions et traductions erronées de la réalité pour une impossibilité à percevoir l’absence de consentement de la victime (« je ne pouvais pas savoir qu’elle n’était pas d’accord », « son comportement montrait qu’elle voulait ») de manière à faire naître le doute, qui leur bénéficie.
Rappelons que dans notre système judiciaire, le mis en cause (par la suite mis en examen, prévenu ou accusé) est entièrement libre de son système de défense. Il bénéficie des droits de la défense, et a droit à un procès équitable. Il est présumé innocent jusqu’à ce qu’un Tribunal ait prononcé sa culpabilité, et il appartient au Procureur de la République de réunir les éléments de preuve et de porter l’accusation.
Il est donc libre de ses déclarations (ou de son silence).
Rappelons également qu’il ne prête pas serment lorsqu’il fait des déclarations en Justice.
Il est donc libre de mentir.
La notion de « consentement » participe, en outre, à l’analyse du viol par « photographie », c'est à dire l’appréhension du crime à l’instant précis de l’agression et de son contexte immédiat. Alors que la découverte du mode opératoire de l’agresseur impose de revenir en arrière, d’explorer ce qui se passe avant (même sur un temps court), de dérouler son élaboration, sa planification, sa maturation. Au lieu d’une photographie, c’est un véritable film qui se déroule devant nos yeux. Et qui démarre bien avant l’attaque.
Elle est finalement ce qui permet à la société d’appréhender les violences sexuelles d’une façon qui ne correspond pas à sa réalité criminelle, et par là même, de continuer à véhiculer des stéréotypes, des fausses informations sur ce qu’est un viol.
Ces stéréotypes ne sont pas sans conséquences puisqu’ils sont utilisés par les agresseurs pour empêcher la victime d’identifier l’acte de violence, ce qui leur permet d’assurer leur impunité pendant des années, souvent toute une vie. Ils ont donc une réelle utilité pour maintenir du système de domination masculine. Ils sont nécessaires à sa pérennité.
Stratégie de l’agresseur et tactiques d’occultation de leur violence sont intimement liées. Elles sont au service l’une de l’autre.
Une appréhension « juridico-juridique » du consentement n’échappera pas à cette pollution. Pas plus qu’elle n’échappera à une interprétation par les juridictions qui renforcera son caractère intrinsèquement libéral et imprégné d’une culture juridique anglo saxonne, majoritaire en droit international et européen, mais qui n’est pas la nôtre.
Alors qu'il s'agit d'une violation de l'intégrité et de la dignité des victimes, cette discussion sur le consentement ou l’accord libre et éclairé fait revenir l'acte de violence, et même de torture, qu'est le viol dans le champ de la sexualité, ou de la liberté sexuelle.
Ces notions ne peuvent valablement appartenir au champ de la lutte contre les violences masculines.
Quel.le.s piètres enquêteur-rices, magistrat.e.s, avocat.e.s, expert.e.s psychologues ou psychiatres, nous faisons lorsque nous travaillons sur une criminalité en ne mobilisant que nos croyances, imaginant que quelques séances de sensibilisation suffisent à nous former, sans transformer nos pratiques. Mais surtout en passant totalement à côté des desseins des criminels, de leurs fonctionnements, de leurs objectifs, de leurs méthodes.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit lorsque nous devons expliquer le faible, voire ridicule, taux de poursuite et de condamnation des agresseurs sexuels, dans l’ensemble des pays du monde, quelque soit la définition du viol ou de l’agression sexuelle adoptée dans la législation pénale nationale.
La criminalité sexuelle est une criminalité particulière qui requiert (tout comme d’autres) des professionnel.le.s aguerri.es. et une élévation dans notre niveau de connaissance.
Parce qu’en 2024 nous ne pouvons pas dire que tout cela nous est inconnu ou mystérieux.
Nous ne pouvons pas, à chaque audience, faire mine de découvrir une nouvelle expression des travers de l’âme humaine, et d’en tenter une compréhension à grands renforts d’examens de personnalité, et d’expertises psychologiques ou psychiatriques au champ lexical abscons, et souvent sujettes à caution.
Depuis quarante ans, et en parallèle du mouvement féministe qui a permis la dénonciation de ces crimes pour ce qu’ils sont, les recherches scientifiques sur le traumatisme nous livrent des connaissances fiables et pertinentes sur les mécanismes biologiques et neurobiologiques des psychotraumatismes. Il est temps de s’en emparer largement, de se former à ces sujets, en interdisciplinarité. Et de les intégrer dans les procédures pénales. En dévoilant la stratégie des agresseurs, nous établissons la contrainte. En affinant notre connaissance du psychotraumatisme, nous établissons les notions de sidération, de dissociation, de mémoire traumatique. Nous expliquons non seulement que le comportement de la victime est une réaction aux actes de l’agresseur, mais aussi que ce comportement est logique et cohérent.
En conclusion, si elle n’est pas nécessaire à la répression des viols, parce que la loi est suffisante, et si elle ne correspond pas à la réalité de la criminalité sexuelle, alors pourquoi utiliser la notion de consentement ou encore de volonté libre, qui ne sert à qu’à renforcer la stratégie des agresseurs, à contre courant d’une réelle avancée sur la répression des violences sexuelles ?
Nous devons remettre le criminel au centre du crime. Dévoiler ses stratégies au grand jour. Mettre de la clarté là où il n’entretient que de la confusion. Remettre le violeur au centre du viol.