« -Je ne l’ai pas entendue ronfler parce que j’ai des acouphènes
-Je ne savais pas qu’elle dormait, je croyais qu’elle était morte
-Je ne me reconnais pas sur la vidéo, ça doit être mon sosie
-Sur le coup, je n’y ai pas pensé
-Son mari m’a dit que j’avais le droit
-Ça n’a duré que 5 minutes, ça ne compte pas
-Je ne la croyais pas sous sédation, je croyais juste qu’elle était ivre
-Je ne voulais pas le faire, c’est monsieur Pelicot qui m’a forcé
-Je croyais que c’était un jeu libertin
-C’est moi la vraie victime dans cette histoire, je ne savais pas que j’étais filmé
-Je ne pensais pas que c’était un viol vu que je ne l’ai pas forcée
-C’est mon corps qui l’a violée, pas mon cerveau
-J’ai l’air de la pénétrer sur la vidéo, mais je jure que je n’avais pas d’érection
-Si j’avais voulu violer une femme, ça n’aurait pas été une dame de 57 ans mais une belle »
(Post Instagram citant certains des accusés devant la Cour Criminelle Départementale du Vaucluse décembre 2024 - Autrice non retrouvée, et que j’aimerais créditer si elle se reconnaît)
Dans le débat public autour de la possible introduction de la notion de consentement dans la définition légale du viol (voir billet précédent) de multiples arguments sont invoqués.
Beaucoup d’entre eux illustrent la méconnaissance des implications juridiques très concrètes d’un changement de définition, dans les procédures pénales dont nous avons à traiter. Si la matière législative, éminemment politique, ne doit pas être laissée aux mains des juristes dans un débat purement technique, elle doit toutefois être nourrie des expertises interdisciplinaires des professionnel.les de terrain qui ont la charge de défendre les droits fondamentaux des victimes, au quotidien, dans un système peu bienveillant.
Certains sont le produit de désinformation, en particulier concernant les législations étrangères sur le viol (belge, suédoise, espagnole etc.) incluant depuis peu cette notion de consentement. Le changement opéré par quelques Etats européens, sous l’influence de la culture juridique anglo saxonne, ne peut dissimuler ni des définitions antérieures bien lacunaires en comparaison avec l’actuelle définition française, ni l’impact tout relatif sur le nombre d’enquêtes et de condamnations des agresseurs. Pas plus qu’il ne peut dissimuler la création en Suède, d’une monstruosité juridique matérialisée par l’infraction de « viol par négligence » (« negligent rape » ou « oaktsam våldtäkt ») qui a le mérite à elle seule de créer une catégorie de sous viol (par une incrimination spécifique et des peines encourues moins sévères que pour un viol « classique ») ; de consacrer un mensonge criminologique (il y aurait donc des violeurs qui violent de manière involontaire, maladroite) et d’entériner, et même valider, la parole de l’agresseur qui dit qu’il « ne l’a pas fait exprès » ou « n’a pas voulu » ou « n’avait pas l’intention de ». Elle a, en réalité, surtout le mérite de permettre aux autorités suédoises de boucler des procédures en un délai record au terme d’enquêtes très économiques, réunissant des actes d’investigations comptant quasiment sur les doigts d’une main. Tout cela au mépris de la défense des droits des victimes : une procédure condamnant un sous viol donne lieu à une sous réparation, d’une part parce qu’elle consacre un mensonge autour de l’acte criminel en vérité judiciaire et d’autre part parce qu’elle va octroyer à la victime une sous indemnisation des préjudices subis. Et au mépris d’une pédagogie indispensable à la prévention de ces types de violence.
L’un de ces arguments retient toutefois l’attention et mérite que l’on s’y attarde.
Il est avancé par certaines organisations et juristes militantes féministes s’inspirant de procédures nord-américaines, notamment de la loi canadienne, et a trait à l’encadrement des moyens de défense des agresseurs sexuels.
Pour faciliter les enquêtes, mieux poursuivre et obtenir plus de condamnations, il faudrait centrer la procédure sur la notion de consentement. Mais d’une manière bien particulière, c’est-à-dire en interrogeant spécifiquement le mis en cause sur ce qu’il a fait au préalable pour rechercher le « consentement » de la victime.
Les limites de l’exercice apparaissent rapidement. Soit il dit clairement qu’il n’a rien recherché du tout, et c’est ainsi que la loi suédoise applique l’incrimination de viol « par négligence ». Soit il ment, puisque le droit au mensonge fait partie des droits de la défense, et invente des faits : « oui à ce moment là, je lui ai demandé et elle m’a dit « d’accord » ». Reste ensuite aux enquêteur.ices à confronter ces déclarations avec des éléments matériels, à éventuellement y apporter des informations contradictoires, qui mettront à mal cette version, ou à renoncer à établir des faits en lien avec la recherche et l’obtention du consentement, faute de preuve.
Il s’agirait par ailleurs d’empêcher les mis en cause dans les dossiers de violences sexuelles de pouvoir invoquer le consentement de la victime, lorsque l’acte de violence a été commis dans certaines circonstances (par exemple un lien hiérarchique au travail, un état de sidération de la victime, une vulnérabilité, un handicap etc).
En effet, de nombreux agresseurs se défendent en disant qu’ils pensaient la victime consentante, ou qu’ils ignoraient qu’elle ne l’était pas. A ce titre, le procès dit des « viols de Mazan » est un cas d’école. Il a été le théâtre des habituelles justifications d’une partie des accusés, certains allant même jusqu’à invoquer une sorte de « délégation de consentement » de Gisèle à Dominique Pélicot.
Rappelons que ce dernier a méticuleusement droguée sa femme pour la maintenir inconsciente, à la fois incapable de réagir mais également de se souvenir, et même d’avoir le moindre soupçon des attaques qu’elle subissait, et ce, durant des années. L’incrimination de ce type de viol, commis au moyen de ce que le code pénal qualifie de « surprise » ne pose aucune difficulté juridique. Tout débat sur la notion de consentement est donc, ici plus qu’ailleurs, totalement hors sujet.
Mais très ordinairement, les accusés de la Cour criminelle départementale du Vaucluse ont tenté de ramener les discussions sur des violences dans le champ de la sexualité. Rien de nouveau ici, les dossiers judiciaires regorgent de PV d’interrogatoires de mis en cause contenant des déclarations de ce type « je pensais qu’elle était d’accord parce que … » (au choix : elle portait un foulard rouge, elle souriait, elle est montée dans la voiture, elle a ouvert la porte, elle a fermé la porte etc.).
Cette parole est parfois relayée dans la presse à la faveur de dossiers médiatiques comme celui là. Elle est alors longuement reprise, chacun.e y allant de son opinion et de son interprétation. Mais au delà du commentaire de « fait divers » elle est rarement analysée par des professionnel.les aguerri.es, formé.es à la prise en charge des agresseurs sexuels. A fortiori publiquement. Mais y compris dans les procédures, elle est rarement décryptée avec les outils adaptés, à l’aune de nos connaissances.
Cette analyse est pourtant incontournable. Parce que lorsqu’ils font le choix de renoncer à leur droit au silence, les agresseurs sexuels parlent. Et ils peuvent parfois parler beaucoup. Mais que nous disent-ils, au fond ? Et une fois cette parole exprimée, comment l’exploiter dans les enquêtes ?
Dans un premier temps, il faut s’attarder sur les caractéristiques de la parole des agresseurs. Comment comprendre leurs déclarations ? Quel sens leur donner ? Est-ce qu’elles transcrivent un témoignage constant, cohérent et circonstancié (caractéristiques que l’on demande au témoignage des victimes) ou est-ce que ce témoignage « objectif » est rendu impossible par leur obsession à maintenir leur impunité ?
Les quatorze phrases mises en exergue plus haut nous interpellent. Elles nous choquent. Nous surprennent. Les accusés sont-ils sérieux quand ils disent cela ? Le pensent-ils réellement ? Pensent-ils que nous allons les croire ?
Ces paroles sont l’expression d’un phénomène que les psychologues formé.es à la prise en charge des agresseurs sexuels connaissent bien : les distorsions cognitives.
De manière générale, les distorsions cognitives sont des pensées qui amènent des individus à percevoir la réalité de manière inexacte. En psychologie, leur étude naît dans le champ du trauma et du traitement des dépressions. Mais appliquées à la « clinique » des agresseurs sexuels, elles prennent une acception particulière. Pour Stéphane JOULAIN, elles sont des « pensées perverties et toxiques qui visent à justifier, excuser, normaliser, minimiser, rationaliser et éventuellement spiritualiser un passage à l’acte abusif ». Elles font apparaître « des croyances acquises par les délinquants sexuels et qui leur servent à approcher et construire une vision du monde comme un lieu où l’abus sexuel est possible ».[1]
Les distorsions cognitives sont la marque de fabrique des agresseurs sexuels. Elles font partie de ce que la psychologue Linda TROMELEUE nomme la « communication abusive », qui fait, elle-même, partie de leur stratégie. La communication d’un agresseur sexuel n’est donc pas neutre, elle est au service de son mode opératoire, elle le renforce.
Si l’on se replace dans une perspective chronologique, l’on va retrouver ces distorsions lors de l’attaque, dans ce que les féministes caractérisent comme le brouillard, l’écran de fumée, l’inversion de la culpabilité, le fameux RVO de l’acronyme DARVO (pour Deny Attack Reverse Victim Offender, théorisé par Jennifer J.Freyd). Par exemple lorsque l’agresseur dit à la victime qu’elle le veut bien, qu’elle n’attendait que ça etc.
Une fois l’attaque commise, c’est au moyen de la communication abusive « publique » que s’exprime la stratégie des agresseurs. C’est ce qui va lui permettre de dénigrer la victime, de la couper de ses soutiens, d’invalider sa parole, de la décrédibiliser. Perpétuant ainsi les tactiques d’isolement, de privation de secours, et d’inversion de la culpabilité.
Les distorsions cognitives permettent donc à l’agresseur de passer chaque étape, de l’éclosion de l’idée de l’acte violent jusqu’à sa commission, en passant par toutes les matérialisations intermédiaires, qui au passage démontrent l’intention criminelle. Tout cela, dans le champ de la conscience. Elles accompagnent, accréditent, l’idée de l’attaque, puis justifient chaque circonstance matérielle que l’agresseur va exploiter et/ou créer, jusqu’au moment opportun, celui le plus à même d’aboutir à l’acte de violence en toute impunité.
Et dans le temps long, bien après l’attaque, elles se retrouvent systématiquement dans ses déclarations aux services de police et gendarmerie ou en cabinet d’instruction, en particulier lorsqu’ils invoquent le « consentement » de la victime. Écouter un agresseur sexuel de parler du soi-disant consentement de sa victime, c’est l’écouter dérouler sa perception du « oui », perception façonnée et déformée par ses distorsions cognitives, qui révèlent un rapport autocentré au monde et à l’autre. Un monde dans lequel à aucun moment il ne se met à la place de l’autre. C’est une information précieuse qu’il nous livre là, parce qu’elle nous renseigne aussi sur sa dangerosité, donc sur la potentialité d’une réitération des faits.
Il faut donc s’interroger dans un second temps, sur la façon dont on doit recevoir en Justice cette parole, non pas « neutre » mais à la fois « distordue » et pleine d’informations.
La communication abusive des agresseurs sexuels, de par sa nature même, produit des effets sur celle ou celui qui la reçoit. Elle embrouille, confusionne, hypnotise, éparpille, sidère etc. Bref, elle crée des blocages dans la pensée. Des phrases longues, alambiquées, incohérentes, jargonneuses qui perdent leurs interlocuteur.ices, ou au contraire, des phrases courtes qui ne laissent à l’autre aucune prise, peuvent déstabiliser.
Ces effets sont normaux et doivent être attendus. Mais nous devons garder le contrôle sur cette communication abusive, sous peine d’être soi-même « embarqué ». En effet, si elle est prise au premier degré, sans analyse, non seulement de son contenu mais de ses effets, elle peut nous faire douter des faits et du bien-fondé de leur dénonciation. La cristallisation dans cet état de doute en la parole de la victime a des conséquences concrètes : elle entrave la recherche des éléments de preuve. C’est ainsi que beaucoup de décisions de classement sans suite pour « infraction insuffisamment caractérisée » font en réalité suite à des investigations insuffisamment menées.
Ce travail d’écoute, qui est de facto le travail de tout.e intervenant.e judiciaire travaillant sur une infraction sexuelle (enquêteur.rice, avocat.e, juge, expert) nécessite une formation spécifique pour la recevoir et ne pas se laisser contaminer par les croyances de l’autre. Car laisser un agresseur dérouler sa construction interne ne signifie pas croire ou adhérer à ses propos. Il s’agit de s’immerger dans son monde pour mieux en sortir et le décrypter.
Parvenir à ce décryptage nécessite un retour sur soi, sur ses propres ressentis, précisément. Ce qui est totalement inhabituel pour les professionnel.les judiciaires, peu orientés vers l’introspection, s’avère en réalité incontournable.
Il faut en effet s’autoriser à s’arrêter sur les ressentis lorsqu’on entend les déclarations des agresseurs, et remettre ce ressenti dans le contexte. Observer à quoi il fait écho, à quel mot, quelle tournure de phrase. Mais également quel geste, quelle posture corporelle. En pratique, il s’agit de rattacher l’émotion ou la sensation à un fait de communication. Ainsi ce travail est objectivable. La communication peut s’observer autrement que ce qui nous est traditionnellement appris, à savoir l’interprétation. Parce qu’il ne s’agit pas ici d’interpréter les paroles ou les attitudes de l’agresseur (de manière caricaturale : « s’il a croisé les jambes en parlant de ça, ça veut dire que »). Mais de l’interpeller explicitement sur elles pour le laisser s’expliquer. Ce qui permet à la fois de le laisser dérouler ses propos et de lui signifier que l’on garde réellement le contrôle de l’interrogatoire (qui n’est qu’une forme particulière de dialogue). Si l’on n’écarte pas cette méthode de travail à la lecture des déclarations écrites, il faut garder à l’esprit qu’elles sont la retranscription de la parole de l’agresseur par un tiers, et que cette intermédiation peut mener à des erreurs d’ interprétation, ne serait-ce que du fait de la syntaxe, cette parole retranscrite est donc parasitée d’emblée.
Il ne faut donc pas dénier ou banaliser nos propres sensations. Car plus on nie ses propres ressentis, plus on tente de les mettre à distance, pour adopter une posture que l’on pense « neutre » « objective » ou encore « professionnelle », plus on est à risque d’être contaminé.e par la parole de l’agresseur. D’autant plus si celui-ci nous ressemble (en terme d’origine géographique, de classe sociale etc.). Et d’autant plus, par ailleurs, si les professionnel.les supposé.es nous éclairer sur les personnalités criminelles, les experts psychologues ou psychiatres, échouent eux aussi, notamment par défaut de compétence en la matière ou l’utilisation de connaissances ou de méthodes d’analyse non basées sur la science, à apporter un éclairage essentiel au dossier judiciaire.
Ce risque a pour conséquence concrète que l’on devienne la courroie de transmission de ces distorsions cognitives jusqu’à les coucher sur le papier dans des décisions de non lieu, de relaxe ou d’acquittement.
Car lorsque la Justice s’approprie les mots de l’agresseur, c’est que l’on s’est laissé contaminer par sa communication abusive. C’est qu’on a échoué à l’analyser pour ce qu’elle est. Qu’on est passé à côté du verbal et du non verbal. Avec la conséquence, qu’on le veuille ou non, de renforcer l’agresseur dans ses croyances, dans sa stratégie. Et son sentiment de toute puissance.
Il est une chose de ne pas pouvoir enquêter ou sanctionner un mis en cause lorsque les éléments du dossier pénal restent insuffisants malgré tous les efforts fournis pour les trouver. Il en est une autre lorsque dans les décisions, on retrouve mot pour mot la thèse de l’agresseur, ses projections, sa manipulation, son vocabulaire.
C’est ainsi que trop souvent encore, on constate avec effroi le décalage entre l’état des connaissances actuelles (indispensables pour se prémunir de ce collage au discours agresseur) et celles dont les acteurs de terrain disposent.
Pour autant, empêcher l’invocation du consentement des victimes par les agresseurs sexuels c’est empêcher de voir sous nos yeux, ou plutôt d’entendre, se dérouler une parole qui nous livre sa vérité criminelle. C’est se priver d’un matériau probatoire précieux.
Si l’aveu judiciaire n’est pas la panacée des dossiers de violences sexuelles, l’expression du déni, et ses déclarations les plus osées, les plus farfelues, que sont les distorsions cognitives nous enseigne plus sur le mode opératoire de l’agresseur, sur sa personnalité et sa dangerosité.
A condition de savoir recueillir et décrypter la parole des agresseurs. Une fois encore, tant le savoir féministe que les connaissances des professionnel.les spécialisé.es dans la prise en charge des agresseurs doivent être mobilisés en urgence dans la formation des enquêteur.rices, magistrat.es, avocat.es, expert.es et la transformation radicale des pratiques de travail.
[1] « Combattre l’abus sexuel des enfants. Qui abuse ? Pourquoi ? Comment soigner ? » Éditions DDB (2018), Stéphane Joulain