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Dans la plupart des métropoles, le constat s'impose : les enfants ont progressivement disparu des rues. Cantonnés dans des espaces dédiés, ils ne parcourent plus librement le tissu urbain comme le faisaient leurs aînés. Cette éviction silencieuse est le résultat d'un siècle d'urbanisme qui a façonné la ville moderne autour de l'automobile et des logiques productivistes, reléguant les plus jeunes à l'écart du flux ordinaire de la vie collective.
Pourtant, depuis une trentaine d'années, une révolution discrète s'esquisse dans plusieurs villes européennes. De Fano en Italie à Montpellier en France, en passant par Lyon, Rennes ou Grenoble, une même conviction émerge : concevoir la ville à partir des besoins, des rythmes et du regard des enfants constitue un levier puissant de transformation démocratique et sociale. Co-construire l'urbain avec les enfants, c'est aussi rebâtir la communauté adulte sur des bases plus justes, plus inclusives et plus résilientes.
L'urbanisme moderniste ou l'éviction programmée de l'enfance
Jusqu'au milieu du XXe siècle, la rue européenne demeure un espace de vie intense où les enfants jouent librement au pied des immeubles, parmi les commerces et les activités quotidiennes des adultes. Les espaces intérieurs étant souvent exigus et inconfortables, la vie déborde naturellement à l'extérieur, offrant aux plus jeunes un terrain d'exploration permanent, même si les conditions matérielles restent difficiles.
L'après-guerre marque une rupture radicale. L'urbanisme moderniste, inspiré par Le Corbusier et les Congrès internationaux d'architecture moderne, pense la ville comme une mécanique fonctionnelle à optimiser. Habiter, travailler, circuler, se divertir deviennent des fonctions à séparer dans l'espace, et donnent naissance à des zones résidentielles monofonctionnelles, des secteurs industriels isolés et des centres commerciaux périphériques reliés par des axes rapides. L'automobile s'impose au centre de cette modernité, et légitime la construction d'infrastructures massives et l'élargissement de la voirie pour favoriser les flux plutôt que la vie de rue.
Ce basculement affecte directement la place des enfants. Là où la rue constituait auparavant un espace de socialisation ordinaire, elle devient un lieu de danger, saturé de véhicules, impossible à traverser sans médiation adulte. Stéphanie Cagni, de l’Atelier Popcorn rappelle que “le regard d’un enfant de 8 ans ne passe pas au-dessus du capot d’une voiture”. Face à la violence routière — des accidents trop nombreux — les réponses politiques et parentales consistent moins à transformer la rue qu'à en éloigner les plus jeunes. On invente des lieux spécialisés pour eux, sécurisés mais éloignés, sous surveillance constante.
Progressivement, l'enfant se voit assigné à un archipel d'espaces « pour lui » — l'école, la plaine de jeux, la ludothèque — tandis que le reste de la ville est implicitement réservé aux adultes motorisés. La maison se mue en forteresse protectrice, censée filtrer les risques du dehors, au prix d'un confinement qui réduit l'autonomie, les expériences de mobilité et la relation sensorielle à la ville. Or, comme le souligne le philosophe Thierry Paquot, “tout enfant n’apprend que ce qu’il perçoit, ce qu’il fait, ce qu’il ressent, ce qu’il éprouve”. L'enfant, autrefois visible et bruyant dans l'espace public, en devient l'un des grands invisibles.
Fano : quand une ville italienne fait de l'enfance son horizon politique
Au début des années 1990, dans la petite ville de Fano sur la côte adriatique, cette invisibilisation prend un contre-pied étonnant. Une simple semaine d'animations autour de l'enfance se transforme, à l'initiative du pédagogue Francesco Tonucci et du conseil municipal, en projet permanent de transformation urbaine. L'idée fondatrice est radicale par sa simplicité : la référence pour concevoir et évaluer les aménagements ne doit plus être le « citoyen moyen », adulte, masculin et motorisé, mais l'enfant en âge d'aller à l'école primaire.
La métaphore utilisée par Tonucci est parlante : il s'agit d'abaisser la vision de l'administration à hauteur d'enfant pour repenser les priorités et les arbitrages. Si une ville parvient à répondre aux besoins des plus jeunes — sécurité sans enfermement, autonomie de déplacement, espaces de jeu non standardisés, possibilités de rencontre — alors, par ricochet, elle répondra mieux aussi aux attentes des personnes âgées, des personnes handicapées ou des habitants précaires, tout aussi vulnérables face à l'hyper-domination automobile et aux espaces publics hostiles.
À Fano, la municipalité y consacre un laboratoire, doté de personnel, de locaux et d'un mandat clair de veille, de proposition et de critique des projets urbains. Ce laboratoire, placé sous l'autorité politique du maire, devient la « conscience » de la ville en matière d'enfance. Il coordonne un Conseil des enfants qui se réunit mensuellement, mène des enquêtes auprès des familles, impulse des initiatives comme les « contraventions symboliques » adressées par les enfants aux automobilistes gênant les piétons.
L'expérience est parfois conflictuelle, mal vécue par certains adultes, mais c'est justement ce frottement qui révèle la portée véritable du projet : faire de la « ville des enfants » un choix politique, et non un supplément d'âme décoratif. Les transformations concrètes touchent à des questions qui traversent aujourd'hui toutes les métropoles : ralentissement de la circulation, reconquête d'espaces piétons, journées sans voiture, renforcement des mobilités douces, requalification de places publiques pour favoriser le jeu et la convivialité. La démarche démontre qu'en prenant l'enfant au sérieux comme usager, on produit une ville plus respirable pour l'ensemble de ses habitants.
En France, des villes qui s'emparent du paradigme enfantin
Le modèle italien essaime. En février 2024, Montpellier lance son laboratoire Ville des enfants, devenant ainsi la première ville française à rejoindre le réseau international de Francesco Tonucci. Mais d'autres métropoles françaises ont, de longue date, engagé des démarches convergentes. Lyon déploie vingt-neuf rues d'enfants depuis 2021, organise des conseils d'arrondissement d'enfants dotés de budgets réels et conduit des séminaires associant élus et scientifiques pour approfondir les thématiques de l'enfance.
Le réseau Villes Amies des Enfants créé par l'Unicef réunit aujourd'hui 245 villes, 16 intercommunalités et 4 départements en France. Strasbourg inscrit dans sa charte l'adaptation de l'univers urbain aux besoins des enfants. Grenoble, Rennes, Nantes, Tours, Marseille, Paris se dotent de conseillers et de délégués « ville à hauteur d'enfant », signalant une professionnalisation de la commande publique sur ce segment. À Lorient comme à Loudéac, on expérimente.
Cette institutionnalisation se traduit par des programmes pluriannuels de transformation des cours d'école bitumées en espaces vivants, des aménagements de rues scolaires temporaires ou permanentes, des budgets participatifs gérés par les enfants eux-mêmes, et une intégration croissante de la participation enfantine dans les processus de concertation urbaine.
L'enfant comme révélateur des injustices spatiales
La possibilité pour un enfant de se déplacer seul dans son quartier, d'y jouer dehors, d'y expérimenter un certain risque maîtrisé, dit beaucoup de l'état de la ville dans son ensemble. Une ville où les enfants ne peuvent pas être dehors sans accompagnement permanent, où chaque sortie doit être planifiée, motorisée et encadrée, signale presque toujours d'autres déséquilibres : circulation automobile massive, espaces publics minéraux et pauvres, sentiment d'insécurité, et un fragmentation sociale qui limite les interactions spontanées.
À l'inverse, une ville où la rue devient un terrain d'apprentissage informel — où l'on rencontre des voisins, où l'on observe des pratiques diverses, où l'on tombe, où l'on négocie des règles de jeu — apparaît comme une ville plus inclusive, plus vigilante et plus solidaire. Dans cette perspective, la notion de « ville éducatrice » prend tout son sens : au-delà de l'école, l'ensemble du tissu urbain peut contribuer au développement cognitif, émotionnel et social des enfants, à condition d'être conçu comme un environnement à explorer plutôt qu'un simple couloir de circulation entre un logement et un établissement.
Cette perspective renverse la logique habituelle : il ne s'agit plus d'ajouter quelques équipements « pour enfants » dans une ville inchangée, mais de considérer que la qualité de la ville se mesure à ce que les plus jeunes y vivent réellement au quotidien. Comme le souligne Francesco Tonucci, remettre les enfants au centre ne signifie pas infantiliser la ville, mais au contraire l'obliger à se confronter à ses angles morts, à renoncer à certains privilèges acquis — notamment ceux liés à la voiture, à la logique de rentabilité à court terme, et aux adultes de repenser leur rapport à l’enfant.
Les mécanismes d'exclusion à la loupe
Les travaux de Fanny Delaunay sur les espaces récréatifs urbains éclairent d'un cruement les mécanismes par lesquels les enfants sont progressivement expulsés de l'espace public. Sa thèse, menée notamment sur le quartier de la Grande Borne à Grigny, démontre que les pratiques spatiales des enfants s'organisent avec les normes en vigueur. Ce que les concepteurs et les gestionnaires perçoivent comme des écarts transgressifs constitue en réalité une appropriation créative et un redéploiement de la norme.
L'analyse des sculptures récréatives des années 1970 — ces formes urbaines pensées par l'architecte Émile Aillaud comme supports d'imaginaire et de jeu libre — révèle que les enfants développent une capacité remarquable à créer et partager leurs propres règles d'usage, à détourner les dispositifs, à se confronter aux risques de manière collective. Pourtant, lors des opérations de rénovation urbaine des années 2000-2010, ces espaces ont été systématiquement remplacés par des aires de jeux standardisées, avec du mobilier industriel, des revêtements lisses et des délimitations strictes par tranches d'âge.
Cette normalisation, sous couvert de sécurisation, relève d'une sur-infantilisation qui prive les enfants de leur capacité d'agir. Les nouveaux espaces répondent au credo de la visibilité et du contrôle social. Ils déclinent une forme urbaine et architecturale de l'urbanisme sécuritaire. Finis les espaces confinés et l'intimité, les aires de jeux s'installent dans des lieux ouverts, visibles par tous, où chaque geste peut être surveillé. Les logiques de repositionnement du jeu dans l'espace public constituent alors davantage une actualisation des mécanismes de contrôle social qu'une attention véritable à l'égard de l'enfant.
Pascale Garnier, sociologue spécialiste de l'enfance, prolonge cette analyse en montrant comment les rapports entre ville et enfance donnent à lire une double dynamique. D'une part, ce que la ville offre de plein : des territoires spécialement balisés pour les enfants, assignés et sécurisés. D'autre part, ce que la ville offre de vide : des espaces en creux qui donnent lieu à une réappropriation tacite, informelle, peu visible ou peu reconnue, voire illégitime. Entre ce plein et ce vide, il existe une interaction permanente et une nécessaire réciprocité à prendre en compte.
Au sein même des espaces dédiés au jeu, l'accroissement des normes de sécurité voudrait éradiquer ce qui en constitue le ressort : la prise de risque, cette marge d'indétermination qui fonde l'existence même du jeu. Rien d'étonnant, alors, que les enfants fassent figure de victimes d'une ségrégation qui quadrille l'espace urbain.
Les terrains d'aventure : une utopie qui résiste
Face à cette standardisation, les terrains d'aventure sont une contre-proposition radicale. Inventés en 1943 au Danemark par l'architecte et paysagiste Carl Theodor Sørensen, ces espaces proposent un modèle inédit : des terrains « sales et dangereux » où les enfants disposent de matériaux bruts (bois, outils, cordes, terre) pour construire, transformer, détruire et reconstruire leurs propres installations.
Le premier terrain d'aventure ouvre en 1943 dans un terrain vague du quartier d'Emdrup, en banlieue de Copenhague, pendant l'occupation allemande. Le concept se déploie ensuite dans l'Angleterre de l'après-guerre grâce à Lady Allen of Hurtwood, qui propose aux jeunes citadins anglais, rescapés des bombardements, de jouer dans les espaces urbains détruits. Le terrain d'aventure occupe ainsi à la fois un vide social — en mobilisant la pédagogie du jeu comme instrument pour intervenir sur les comportements des enfants — et un vide spatial — en répondant à l'urgence de reconstruire vite sur les ruines urbaines.
Le mouvement qui porte cette expérience introduit de nouvelles valeurs centrées sur la liberté et la réalisation personnelle, l'autonomie et la créativité de l'individu. Les conceptions de l'enfance et la pédagogie périscolaire s'en trouvent profondément modifiées dans un sens anti-autoritaire. L'enfant devient un sujet pouvant intervenir dans la pédagogie dont il est l'objet. Les terrains d'aventure constituent des espaces d'invention et d'expérimentation de méthodes actives mobilisant le jeu comme instrument éducatif.
Les recherches menées aujourd'hui à Montpellier, Angers et Bagnolet dans le cadre du projet TAPLA (Terrains d'aventure du passé/pour l'avenir) montrent que ces dispositifs, installés dans des interstices urbains et des espaces en transition, sont caractérisés par la très grande place laissée à l'initiative des enfants. Pourtant, ils sont voués à disparaître, remplacés par des espaces sans aspérités qui laissent moins de prise à l'expérimentation. Les changements urbains reconfigurent les pratiques en étendant ou en restreignant les espaces de liberté. Ils révèlent ainsi que les interventions sur l'espace des quartiers « prioritaires » visent également à modifier les comportements et les pratiques, particulièrement ceux des enfants de classes populaires.
Une grille de lecture pour la ville à hauteur d'enfant
À partir des références de l'UNESCO sur les villes amies des enfants, des exemples internationaux et des travaux de terrain, plusieurs critères permettent de qualifier une ville réellement pensée à hauteur d'enfant.
- Une ville sociale d'abord : un cadre où les rues, les parcs, les placettes favorisent les rencontres intergénérationnelles plutôt qu'elles ne segmentent les populations par âge, statut social ou fonction. Les enfants y croisent des adultes en bas des immeubles, des commerçants familiers, des personnes âgées qui s'assoient dans l'espace public, ce qui renforce le sentiment de familiarité et de sécurité collective.
- Une ville où l'on ne s'ennuie jamais : cela ne renvoie pas à la multiplication d'attractions spectaculaires, mais à la présence de micro-situations de jeu libre — murets pour grimper, sols variés, végétation riches et variée à explorer, éléments urbains détournables — qui permettent aux enfants de s'approprier les lieux sans programme prédéfini. Cette richesse sensorielle, faite de textures, de sons, d'odeurs et de lumières changeantes, nourrit leur imagination autant que leurs compétences motrices.
- Une ville sécurisante sans être aseptisée : la sécurité ne se réduit pas à l'empilement de normes ou à la clôture systématique des espaces, mais passe par une réduction claire de la vitesse et du volume du trafic automobile, une hiérarchisation lisible des voiries et une attention particulière aux traversées et aux abords des écoles. Laisser une place au risque maîtrisé — grimper, courir, tomber parfois — constitue un moteur éducatif indispensable, sous réserve d’une réduction réelle des dangers majeurs.
- Une ville qui rend possible l'autonomie : cela suppose des cheminements piétons continus, des pistes cyclables protégées, des points de repère visibles, des commerces et des équipements de proximité qui jalonnent le parcours des enfants. Aller seul à l'école, au parc, chez un ami doit devenir une expérience accessible dès le primaire, et non un luxe réservé à quelques quartiers privilégiés.
- Une ville végétalisée et attentive aux milieux : arbres d'alignement, jardins de pied d'immeuble, noues plantées, fontaines ou dispositifs d'eau, autant d'éléments qui permettent de retrouver la présence du vivant en ville, de rafraîchir les espaces et d'offrir des supports de curiosité naturelle. Pour les enfants, ces éléments constituent autant de matières à jeu, d'observations et de récits partagés.
Enfin, une ville qui écoute ses jeunes citoyens : au-delà de consultations ponctuelles, l'enjeu réside dans l'installation durable de dispositifs où les enfants peuvent exprimer leurs points de vue, élaborer des propositions et constater des effets concrets de leur participation sur la transformation de leur quartier. C'est cette dimension démocratique que Tonucci place au centre de son projet.
Thierry Paquot et la dimension démocratique de la ville enfantine
Pour le philosophe de l'urbain Thierry Paquot, observateur attentif des mutations urbaines, à hauteur d'enfant, la ville révèle souvent sa face la moins avenante : murs lépreux, trottoirs mal nettoyés, espaces saturés d'automobiles. Cette perspective enfantine ne constitue pas un simple point de vue parmi d'autres, mais un révélateur politique de la qualité démocratique de l'espace urbain.
Paquot rappelle que si nous écoutons les enfants et suivons leurs conseils, nous transformerons la ville et la rendrons plus accueillante, plus belle, plus soucieuse de l'écologie pour chaque habitant. Cette affirmation ne relève pas d'une idéalisation de l'enfance, mais d'une analyse lucide des rapports de pouvoir qui structurent l'espace. Refuser la solution de facilité consistant à ne laisser aucun jeu dans les espaces urbains, c'est accepter que la ville soit traversée de conflits d'usage légitimes, dont la résolution exige un débat démocratique plutôt qu'une normalisation technique.
Il cite l’exemple de Bâle. En 2006, cette ville lance une expérimentation intitulée « la ville à la taille des enfants » et démontre qu'adapter la signalétique, le mobilier urbain et les rythmes urbains aux enfants constitue un projet politique global, et non une concession marginale. L'expérience bâloise repose sur douze principes qui interrogent l'ensemble du fonctionnement urbain, de la mobilité aux horaires d'ouverture des équipements, des hauteurs de poignées de porte aux temps de traversée des passages piétons.
Cette approche rejoint la critique que Paquot développe depuis plusieurs décennies sur la « ville inhumaine » produite par l'urbanisme fonctionnaliste. Replacer les enfants au cœur de la réflexion urbaine, c'est refuser que l'espace public soit réduit à un simple support de circulation automobile ou à un décor de consommation. C'est affirmer que la ville est d'abord un lieu d'action, de coopération et d'apprentissage partagé, où se construisent les capacités civiques des générations futures.
De la parole enfantine aux projets concrets
Comment, concrètement, passer de cette vision théorique à des transformations effectives ? L'expérience bruxelloise du quartier Morichar à Saint-Gilles offre une méthode transposable. En prenant l'école Peter Pan comme point de départ, trois ateliers successifs associent pédagogie et urbanisme : lecture du quartier par les enfants, formulation de propositions concrètes, puis évaluation critique du projet élaboré.
De ces sessions émerge un cahier des charges précis : la rue sans voiture, nourricière, végétalisée, festive, sportive. Ces demandes recoupent les grands enjeux urbains actuels : climat, santé, lien social, équité. Elles se traduisent en figures spatiales concrètes : rue-potager où le bitume cède la place aux cultures, rue-rivière structurée par l'eau, rue-colline jouant sur les reliefs.
L'intégration des potagers pédagogiques comme levier de transformation
Ces projets gagnent en profondeur lorsqu'ils intègrent une dimension de potager pédagogique, comme le démontre l'enquête du WWF France et de la Coop des Milieux auprès de collectivités pionnières. Ces dispositifs constituent de véritables outils de transformation sociale et territoriale.
À Argentat-sur-Dordogne, le potager municipal relie la terre à l'assiette : les enfants suivent le cycle complet de production et découvrent à la cantine les légumes cultivés. À Avignon, l'internalisation des métiers du végétal crée une continuité entre jardinage, alimentation et biodiversité, du centre horticole aux soupes de la cantine.
La pérennité repose sur des outils structurants. À Quimper, un groupe projet interservices et un carnet de liaison évitent la discontinuité entre temps scolaire et périscolaire. À Grenoble, un guide de 140 pages offre une base technique commune aux agents. Au Havre, 100 enseignants ont été formés par les jardiniers municipaux, touchant 7 388 élèves dans 72 écoles.
L'expérience de Doussard illustre la puissance du processus itératif : suite à une journée de "rêve collectif", plus de 100 personnes ont participé au premier chantier. Les mini-potagers disséminés permettent aux enfants de mener leurs expériences. La clé : "voir ce qu'on peut faire avec les moyens du bord, avec les enfants, pour initier un mouvement."
Ces exemples démontrent que plusieurs conditions sont nécessaires : implication institutionnelle forte avec postes dédiés, coordination interservices structurée, accompagnement technique adapté, intégration dans les projets éducatifs de territoire, et surtout co-construction réelle avec les enfants.
Le potager pédagogique devient ainsi bien plus qu'un outil d'apprentissage : il révèle les enjeux territoriaux (eau, biodiversité, circuits courts), transforme les pratiques professionnelles, crée de la cohésion sociale et constitue un terrain d'exercice démocratique. Comme le note l'enquête du WWF, "les enfants ont absolument besoin de connexion à la nature pour grandir." Ces dispositifs démontrent qu'un même espace urbain peut accueillir une pluralité d'usages et de temporalités, dès lors que le vivant retrouve sa place au cœur de la ville.
Pérenniser la participation : au-delà de l'événementiel
La stabilité institutionnelle constitue la clé de la réussite. Sans structure dédiée - un laboratoire comme à Fano, un conseil d'enfants permanent, une délégation municipale dotée de moyens - la participation risque de se réduire à un exercice isolé, décoratif, sans effets durables. L'exemple italien montre que les « contraventions symboliques » distribuées aux automobilistes ou les propositions d'aménagement formulées par le Conseil des enfants ne sont pas des gadgets, mais des institutions qui modifient en profondeur les rapports de pouvoir symboliques dans la ville.
Les acteurs susceptibles de prendre le relais sont identifiables : communes, services d'urbanisme et de mobilité, directions d'école, associations d'éducation permanente, centres culturels, maisons de jeunes, commerçants. Les modes opératoires peuvent combiner tests d'urbanisme tactique (piétonnisations temporaires, mobiliers mobiles, marquages au sol expérimentaux), journées sans voiture couplées à des événements festifs, et création de lieux ressources pour coordonner et pérenniser les initiatives.
Cette approche questionne la culture même de l'action publique :
- accepter de reconnaître la compétence des enfants sur leur environnement,
- accepter le conflit lorsque leurs demandes bousculent les habitudes d'adultes motorisés,
- accepter enfin de renoncer à certains privilèges - comme le stationnement gratuit devant l'école - au nom d'un intérêt collectif élargi.
Une stratégie de résilience urbaine
Dans un contexte marqué par les crises climatiques, les tensions sociales et les fragilisations démocratiques, ce déplacement du regard pourrait s'avérer déterminant. Les ateliers menés révèlent une « intelligence urbaine » enfantine faite de lucidité sur les inégalités, d'attention aux autres et de désir de partage. Les enfants voient qui a accès à quoi, quels espaces sont confisqués, quelles rues sont dangereuses ou inhospitalières. Comme le souligne Stéphanie Cagni de l'Atelier Popcorn à Lyon, « les enfants ont un sens naturel du collectif » dont on peut regretter l’absence chez les adultes.
Une ville qui offre aux enfants des rues à explorer, des voisins à rencontrer, des espaces à transformer, construit dès aujourd'hui les conditions d'une solidarité future plus forte. Plus les liens se tissent tôt, dans des rues partagées, plus les sociétés semblent capables de faire face ensemble aux chocs qui viennent, ce que l’auteur Pablo Servigne défend dans son dernier livre (‘Le réseau des tempêtes: Manifeste pour une entraide populaire généralisée’)
Une ville qui continue à enfermer les enfants derrière des pare-brise et des portails sécurisés fabrique inversement des générations pour qui l'espace public n'est ni un bien commun, ni un terrain d'action.
Les recherches convergent : les pratiques spatiales enfantines, quand elles ne sont pas entravées par une normalisation excessive, développent des compétences civiques, sociales et environnementales essentielles. Les capacités à créer et partager des règles collectives, à négocier l'usage d'un espace, à s'adapter à des situations imprévues, à prendre soin d'un lieu s'apprennent par l'expérience concrète de l'autonomie urbaine, pas dans l'enfermement sécuritaire.
Un choix de société profond
Construire la ville avec les enfants ne relève donc pas d'une coquetterie pédagogique, mais d'un choix de société profond. Faire du dessin d'une rue une affaire de démocratie, faire d'un trottoir libéré des voitures un acte de justice spatiale, faire d'un quartier d'école un foyer de lien social plutôt qu'un simple point sur un plan de circulation : tels sont les enjeux d'une révolution à hauteur d'enfant qui, de Fano à Montpellier, de Bruxelles à Lyon, trace les contours d'une ville plus vivante, plus juste et plus habitable pour tous.
Comme le rappelle Francesco Tonucci, une ville pensée pour les enfants n'est pas un projet pour les enfants, mais un projet pour la ville elle-même. En abaissant le regard à leur hauteur, c'est toute la communauté urbaine qui retrouve une chance de tenir debout, de faire face collectivement aux défis contemporains, et de réinventer un espace public qui soit véritablement commun. Les enfants bâtisseurs ne construisent pas seulement leurs rêves : ils édifient, pierre par pierre, parole par parole, la ville que nous méritons.