L’OMBRE DE L’ÉCARLATE (XX)
- La fille aux cheveux rouges -
10 octobre 1848.
Grand salon de l’ambassade des États-Unis à Paris, 95 rue de Chaillot.
— Aaah ! Voici donc ce “Grand Noir” dont m’a tellement parlé mon père, dit joyeusement Jérôme Latue junior.
Le “Grand Noir”, Jack, ayant pris un peu “de bouteille” depuis 1822, salue très chaleureusement le fils de son ami français, Jérôme Latue senior.
— Merci, Jérôme. Mais où est donc votre père... Jérôme ?
— Là-bas, je crois. Toujours à vouloir tout organiser.
— Pour votre mariage, c’est une bonne chose d’avoir un père les pieds sur terre. Mais vous-même, il m’a informé dans sa dernière lettre que vous vous destiniez à la même carrière ? En ces temps révolutionnaires, c’est plutôt étrange pour un jeune homme ?
— Oui, mais être républicain, c’est peut-être aussi vouloir la paix dans les rues et les boutiques.
— Et la politique, vous n’y songez donc pas ?
— Je laisse cela aux professionnels, monsieur Jack.
Le “noble” Noir sourit, mi-figue mi-raisin. À côté de lui se tient en effet l’ex-révolutionnaire radical Hughes Lafontaine, babouviste parmi les babouvistes, guère ému par une République qu’il juge déjà trop bourgeoise.
Justement, si sa petite taille l’avait dissimulé aux yeux de leur hôte quelques instants, le pas de côté de son “frère” Jack l’a mis à découvert.
— Tiens, mais c’est... c’est vous ? Hughes ?
Le vieux révolutionnaire aurait rougi, si ce n’était sa maladie de peau, attrapée dans les égouts de Paris à la suite du citoyen Marat.
— Bonjour, monsieur le fils, fait-il très élégamment, se courbant légèrement.
Jérôme junior ne s’attendait pas à cela de la part d’un jusqu’au-boutiste. Il lui rend respectueusement le salut, et...
— Où est votre bienfaiteur américain... monsieur Thomas Paddleton ?
Jack, étant le plus grand, tourne le regard dans la pièce de réception. Soudainement, il sourit en montrant discrètement du doigt un homme de forte corpulence.
Jack a le regard illuminé.
— Tenez, il est là, à côté de cet admirable William Cabell Rives, ambassadeur en titre.
— Vous le connaissez ? demande celle qui vient de se joindre à ce petit groupe, Lucia Della Corte, l’épouse de Jérôme Latue junior.
— Oui, j’ai eu l’occasion de le croiser. C’est surtout un ami de Hughes, même s’ils ne partagent pas toutes leurs vues sur le monde. C’est un homme de grande culture et d’ouverture d’esprit.
Lucia semble très intéressée.
— Ah, monsieur ! Présentez-moi, je vous en supplie, à ce généreux homme sans qui nous ne serions pas ici pour fêter notre union, Jérôme et moi.
— Mais, madame, c’est un véritable honneur d’être ainsi votre ambassadeur, si j’ose dire, auprès de son Excellence.
*
La jeunesse et le sourire de Lucia font merveille auprès de Rives.
— Ah, madame, c’est non seulement une joie de vous avoir fait ce présent de vous proposer cette salle, mais c’est pour moi un privilège d’en avoir été l’instrument. À votre mari, certes, mais aussi à une dame de si bonne compagnie.
Lucia, par son origine sicilienne, reçoit l’hommage avec respect, mais en restant “à sa place”.
— C’est grand merci, monsieur, de tant de compliments. Mais pardonnez-moi, je vois là-bas mon époux. Si vous me le permettez, je vais de ce pas rejoindre son bras.
*
— Mais dites-moi, mon ami, demande Lucia à son mari... qui est cette jeune personne aux cheveux rouges qui accompagne ainsi monsieur Thiérard ?
Jérôme junior cherche des yeux les personnes en question.
— Ah ! C’est la fille... Joséphine. Elle finira peut-être banquière, dit-il en riant.
— Ne soyez pas bête, mon ami. Un jour, les femmes auront une autre place que celle qu’on leur prédestine depuis l’aube des temps, vous rirez peut-être moins.
— Je vous aime, mamie, votre côté Olympe de Gouges m’émeut toujours.
Elle ignore la répartie d’un air mi-figue mi-raisin et s’éloigne d’un pas résolu.
*
Lucia s’approche de la jeune fille de quatorze ans.
— Bonjour mademoiselle, nous n’avons pas été présentées, aussi je me permets de le faire par moi-même. Je suis...
— Madame Lucia Latue, née Della Corte, à Corleone, au sud de Palerme, le...
(Suite au prochain épisode...)